30 REGARDS CROISÉS Urgence & frénésie Ce que la pandémie révèle de la recherche Roger Le Grand biologiste et responsable du département Idmit spécialisé dans les maladies infectieuses humaines, l’immunologie et l’hématologie. Éclairage en sept points, à travers deux vécus différents, qui s’accordent sur le nécessaire temps long de la science et l’autoformation tout au long de la vie en tant que réponses appropriées à la crise. La déferlante de publications scientifiques « pré-print » Vincent Bontems épistémologue et philosophe au CEA-Irfu. Roger Le Grand Entre décembre 2019 et février 2020, le domaine de la biologie a vécu un changement de paradigme complet. Nous sommes passés de publications systématiquement revues par les pairs, à la publication en ligne d’articles sans évaluation de la communauté. Il y eut certains jours des centaines de ces publications « pré-print » (NDLR : non encore éditées dans les revues scientifiques). L’urgence de la situation, ainsi que la compétition, ont conduit beaucoup de scientifiques à communiquer leur recherche quasiment le lendemain d’en avoir produit les résultats. Cette communication « sans filtre » interroge : si un chercheur averti du domaine parvient à apprécier avec un regard critique le contenu de ces articles, qu’en est-il de ceux dont l’expertise scientifique ou médicale est insuffisante ? Cette situation a pu occasionner des difficultés dans la communication vers les citoyens, ce qui a eu des répercussions sur nos recherches dans la mesure où nos stratégies se nourrissent de nos interactions avec les décideurs politiques, le plus souvent des non-scientifiques. Par exemple, certains choix thérapeutiques comme l’utilisation de l’hydroxychloroquine auraient probablement mérité une concertation plus sereine et raisonnée. La déconnexion entre les échelles de temps Vincent Bontems Je serais bien incapable de me prononcer sur des molécules ! En revanche, mes études de sociologie des sciences me font observer les effets délétères de l’urgence sur le champ scientifique. Cette tentative d’accélération, en réponse à la crise sanitaire et pour attirer l’attention des gouvernements augmentant subitement les financements sur certains pans de la recherche, relève d’une sorte de frénésie ; une frénésie qui ne saurait constituer une réponse adaptée à la crise sanitaire. Nous avons pourtant un retour d’expériences. Par exemple, lors de l’épidémie du SRAS en Chine en 2002, un grand nombre de crédits avaient été attribués à l’étude de ce virus et à la recherche d’un vaccin. La pandémie ayant finalement été évitée, ces financements avaient disparu aussi vite. Cette interruption soudaine fait réfléchir sur la déconnexion entre l’échelle de temps de l’événement et celle de la recherche scientifique, dans un contexte LES DÉFIS DU CEA #241 « Envisager de développer un vaccin pour l’automne signifie de faire des impasses méthodologiques car il faut un minimum de trois ans. Imaginez que cela fait 37 ans que l’on cherche un vaccin contre le VIH, et plus de 50 ans contre la tuberculose ! » Roger Le Grand réactif amplifié par les médias et par les fonctionnements compétitifs du champ scientifique pour obtenir des financements. Cela met en évidence le contraste entre la frénésie déclenchée par la crise et le souci qu’ont les chercheurs d’aider de manière pérenne leurs contemporains. Manque de préparation et précipitation R.L.G. Cette urgence interpelle sur notre gestion de la crise. Car, pour être capable de réagir vite, il faut être préparé : avoir des structures de recherches dédiées, ce qui fut heureusement le cas avec le dépar- |