BOBINES 4 Mokri. C’est du piratage, du marché noir, mais avec un réseau très actif. Comme l’Iran n’applique pas le copyright, on a accès aux films mainstream juste après leur sortie. C’est aussi le cas des films d’auteurs : Béla Tarr ou Gus Van Sant, pour ne citer que deux de mes influences, sont facilement accessibles aux étudiants et aux cinéphiles. » Constat partagé par Haghighi, qui a pu observer comment les efforts du ministère de la Culture et de l’Orientation islamique se sont heurtés à la diffusion des nouvelles technologies. « Après la révolution de 1979, les cinémas ne passaient plus que des films de propagande, mais ça n’a servi à rien parce qu’au même moment la vidéo envahissait le pays. Quand j’avais 10 ans, on s’échangeait des Betamax sous le manteau, et ça n’a fait que s’amplifier avec les DVD et Internet. Aujourd’hui, n’importe qui peut faire un film avec son iPhone et le diffuser sans intermédiaire. Et c’est exactement ce qui se passe, parce qu’en Iran tout le monde veut être cinéaste ! » Voilà sans doute pourquoi les écrans, caméras, portables et réseaux sociaux occupent une telle place dans ces films, à la fois comme éléments de scénario « L’Occident nous a enfermés dans une case. On nous explique que le public occidental veut du réalisme social. » (Pig, La Permission) et comme outils de mise en scène (Invasion et Fish & Cat, le précédent film de Mokri, constitués d’un unique plan-séquence, ne pourraient exister sur pellicule). En Iran plus qu’ailleurs, les nouvelles technologies portent l’espoir d’un contre-pouvoir – mêmes si leurs dérives sont semblables à celles qu’on connaît en Occident. ENNEMIS PUBLICS Tout cela ne nous dit pas pour autant comment de tels films – pour ne parler que de ceux produits en Iran – ont pu passer à travers les verrous de l’État. On est abasourdi par la manière dont Mokri s’empare du cinéma de genre (horreur, science-fiction) pour sonder la paranoïa iranienne, par la vista satirique de Haghighi qui tire à boulets rouges sur la police secrète comme sur les profiteurs du milieu artistique. Même La Permission, de facture plus classique, délivre un message antipatriarcal d’une rare virulence, avec son ENQUÊTE MANI HAGHIGHI 46 Invasion de Shahram Mokri (2018) héroïne sportive qui n’hésite pas à rosser son mari en public. Alors que fait la police ? Mokri nous offre une vue d’ensemble. « La commission de censure juge les films selon trois catégories. La première, ce sont les films réalistes. On considère qu’ils représentent la société de manière non biaisée, donc le tri est facile à faire entre ce qui est toléré et ce qui ne l’est pas. La deuxième catégorie, c’est les comédies. La tradition du bouffon de la cour est ancienne en Iran, ce qui explique la tolérance dont bénéficie ce genre. Une comédie peut contenir des allusions sexuelles ou politiques, mais on estime que ça ne peut pas être pris au sérieux. La dernière catégorie est plus problématique : c’est celle des films que la censure estime ne pas comprendre. Dans ce cas-là, le processus est plus imprévisible. » L’appartenance à ce dernier groupe expliquerait la trajectoire chaotique d’Invasion, sorti en Iran puis brusquement interdit après son passage à la Berlinale, où la |