BOBINES -, Susie (Dakota Johnson) tend le film vers un climax déchaîné : la sorcière affirme son corps à travers une danse qui célèbre sa féminité, sa puissance, loin des codes archaïques de la séduction. Un sabbat hyper contemporain dont les mouvements saccadés s’inspirent des œuvres des plus célèbres femmes chorégraphes de l’histoire de la danse (Anna Sokolow, Mary Wigman, Pina Bausch). Plus qu’un clin d’œil, un bel hommage à la façon dont ces chorégraphes ont dégagé les corps féminins du carcan patriarcal dans lequel ils étaient enfermés. LIBÉRÉES, DÉLIVRÉES Dégagée des images d’Épinal et du poids des peurs masculines, la sorcière devient ainsi une figure positive. Mieux : une inspiration. À l’image d’Elsa dans La Reine des neiges de Chris Buck et Jennifer Lee (2013) qui, dans une désormais célèbre chanson, finit par prendre sa liberté en acceptant ses pouvoirs et donc sa féminité, ou encore de l’héroïne combative de Kiki la petite sorcière de Hayao Miyazaki (1989) qui apprend à grandir et à s’affirmer, ces figures de sorcières libres s’inscrivent dans des récits en forme de parabole sur l’adolescence. Inspiré par cette dimension féministe du personnage de la sorcière, Luca Guadagnino désarme la naïveté supposée de son héroïne victime (Susie) pour en faire un personnage conquérant : ce nouveau Suspiria devient ainsi le récit d’une prise de pouvoir. Là où le cinéma des années 1990 voyait encore parfois cette puissance comme néfaste – les ados sorcières de Dangereuse alliance d’Andrew Fleming (1996) finissent punies de leurs désirs de puissance –, le film de Guadagnino culmine dans la jouissance absolue du pouvoir et la destruction sanglante des stéréotypes d’hier. À l’instar des héroïnes magiciennes de Jacques Rivette (Céline et Julie vont en bateau, 1974), DÉCRYPTAGE les danseuses de Suspiria finissent par infléchir le cours du film et par nous entraîner dans une démesure réjouissante. Une émancipation du corps et de l’esprit, des règles du remake et de la bienséance, provocatrice pour certains, nécessaire pour d’autres, qui fait écho à la liberté créatrice d’un cinéma tout-puissant. Plus qu’un tour de magie, un tour de force. RENAN CROS — : « Suspiria » de Luca Guadagnino Metropolitan FilmExport (2 h 32) Sortie le 14 novembre — WITCH BLOC Dans son passionnant essai Sorcières, la journaliste du Monde diplomatique Mona Chollet (Chez soi, Beauté fatale) analyse les réappropriations contemporaines de la figure de la sorcière, notamment par les mouvements féministes. Depuis les xvi e et xvii e siècles, durant lesquels de nombreuses femmes ont été condamnées ou exécutées pour sorcellerie en Europe (parce qu’elles étaient guérisseuses, avorteuses… ou juste de genre féminin), jusqu’aux groupes de féministes américaines ayant grandi avec les séries Buffy ou Charmedqui jettent des sorts à Donald Trump, Mona Chollet fait la généalogie d’un emblème tout autant spirituel que politique qui l’a elle-même aidée à comprendre et à dépasser les injonctions d’une société misogyne – à propos de son désir de ne pas avoir d’enfants, ou de son choix de ne pas teindre ses cheveux blancs. Un livre-talisman érudit et captivant, déjà occulte. Q. G. : « Sorcières. La puissance invaincue des femmes » de Mona Chollet (Zones, 256 p.) 40 Kiki la petite sorcière de Hayao Miyazaki (1989) Dangereuse alliance d’Andrew Fleming (1996) D. R. D. R. |