BOBINES 4 le contraste entre deux personnages et deux mondes totalement différents, avec au centre cette héroïne qui anime tout. Ç’aurait été absurde de ne pas suivre ses mouvements. Le récit se déroule sur une quinzaine d’années, mais vous les ramassez sur 1 h 30 au moyen de nombreuses ellipses qui éludent certains moments clés du récit. Qu’est-ce qui a motivé ce parti pris narratif ? Les biopics, par exemple, sont souvent bavards, avec beaucoup de scènes explicatives et de raccourcis – ceci explique cela, les héros font ceci parce qu’ils ont fait cela. Je préfère me concentrer sur des questions cinématographiques et psychologiques. Comment on se rend d’ici à là, ce n’est pas mon problème, c’est celui du spectateur ; beaucoup préfèrent être guidés, mais ceux-là peuvent quitter la salle ! J’imaginais que ce film allait laisser beaucoup de gens froids, mais j’ai été surpris : cette façon de raconter touche un public assez large. Des films comme Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman m’ont beaucoup encouragé. Il y a de longs dialogues qui sont comme des courts métrages. Je l’ai vu il y a longtemps, mais ça m’avait impressionné qu’un rapport de pouvoir entre femme et homme puisse changer à ce point, et qu’on puisse le raconter avec des ellipses. À Cannes, vous avez dit à l’AFP craindre que le film ait des problèmes en Pologne, notamment parce qu’Ida avait été mis sur une sorte de liste noire par le nouveau gouvernement… On a un peu exagéré ce que j’ai dit : je suis peu aimé du gouvernement, mais on ne vit pas dans un régime totalitaire. Cold War est sorti en Pologne. C’est même devenu un phénomène, puisqu’il a fait 750 000 entrées. À Cannes, j’ai dit qu’Ida était sur une liste noire à la télévision publique, qui est aux mains de l’État et est devenue un vecteur de propagande. Ils ont montré le film avant les élections, parce que l’État l’avait en partie subventionné. Mais après l’Oscar [obtenu en EN COUVERTURE « Il y a au centre cette héroïne qui anime tout. Ç’aurait été absurde de ne pas suivre ses mouvements. » 26 2015,ndlr], le gouvernement fraîchement élu a décidé de ne pas diffuser Ida à la télé. Il y a eu des protestations et ils ont fini par céder, mais en faisant précéder la diffusion d’une discussion entre deux intellos d’extrême droite qui expliquaient comment il fallait voir le film – « cette propagande juive… », « ce point de vue juif… ». C’est idiot, c’est incroyable ! Après, je me suis fait bannir de tous les instituts polonais à l’étranger – les instituts, pas les institutions. J’ai des amis qui y travaillent et me disent : « On ne peut pas t’inviter ou montrer ton film parce que tu es sur une liste noire non officielle. » Qu’a pensé le gouvernement de Cold War ? Notre ministre de la Culture a trouvé que c’était une belle histoire. Il y a deux ans, quand j’ai commencé à travailler avec l’ensemble folklorique Mazowsze – à qui j’ai pris trois chansons et quelques jeunes danseurs et chanteurs pour mon ensemble fictif –, celui-ci ne recevait pas beaucoup d’argent. Mais depuis la sortie du film, le gouvernement a investi massivement sur lui, ils ont décidé que c’était de nouveau la carte de visite de la Pologne. D’un autre côté, ils enlèvent les subventions pour le théâtre d’avant-garde… Quelle attitude le gouvernement adopte-t-il avec les réalisateurs polonais ? Ils veulent ce qu’ils n’ont pas : ils peuvent trouver des journalistes pour faire leurs chaînes d’État, trouver leurs juges pour leur cours de justice, mais ils ne peuvent pas trouver des metteurs en scène qui vont faire leur cinéma. Dans la jeune génération de cinéastes polonais, personne ne veut faire les films héroïques et historiques que le gouvernement souhaiterait voir. Peut-être que ça arrivera, mais pour l’instant il y a une certaine solidarité, personne ne veut se vendre. Au festival de Gdynia [une station balnéaire polonaise de la mer Baltique,ndlr], on voit quelques films de commande sur des soldats anticommunistes, mais c’est rare, et c’est trop évident que c’est commandité par l’État. |