MICROSCOPE MILLE DÉTAILS Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, de film en film, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci, un film où il n’y a que des détails : Le Tempestaire de Jean Epstein. BOBINES « Presque tout tient à un détail. On n’observe pas suffisamment le détail. C’est à partir de lui que se révèle le Grand Tout. Le cinéma en général n’existe pas, c’est la vaste connerie qui occulte le détail à partir duquel un film se hisse dans son énorme exception. » (F. J. Ossang, Mercure insolent). Les détails que cette rubrique, chaque mois, traque au fond d’un plan, dans le geste d’un acteur ou sur telle partie d’un décor, ces fragments de forte et brève intensité qui arrêtent l’œil comme un trait de lumière sous une porte close, il y a des cinéastes pour ne filmer que ça. Si F. J. Ossang sait que le cinéma se loge dans les détails et s’il n’en finit pas, avec ses propres films, de vouloir refaire Le Tempestaire, un film de 1948, c’est qu’il La boule qui commande aux éléments, c’est le cinéma, dans les mains d’un sorcier. est l’héritier de son auteur, Jean Epstein. Ce dernier comparaît le cinéma au diable, et lui-même en usait comme un mage noir afin d’enrouler le Grand Tout autour d’un détail. Par exemple dans Le Tempestaire, avec son personnage capable de commander aux vents depuis sa boule de cristal où tient, tout entier, l’océan déchaîné. La boule qui commande aux éléments et qui les miniaturise, c’est le cinéma, dans les mains d’un cinéaste sorcier. C’est l’œil mécanique rêvé par Dziga Vertov, l’œil-cinéma, une machine à voir en même temps qu’à interpréter, qui trouve dans les détails la vérité du monde. Des détails, cela ne veut pas nécessairement dire des petites choses. Ici chaque élément 42 est observé avec l’attention requise par les détails : la mer qui bouillonne comme une lave blanche et noire, sous l’effet de la tempête ; le métier à dentelle qui continue de tourner quand les tisseuses ont peur parce que le vent a fait s’ouvrir la porte ; les boules blanches denses d’écume qui, sautillant sur le sable où le vent les pousse, ont l’air de petits animaux. Le cinéma est une machine à faire surgir les détails : voilà la leçon d’Epstein, après Vertov et avant Bresson. Un film qui regarde chaque chose comme un détail est un film violent, brusque, qui fait passer sans ménagement d’une tempête à un visage et d’un visage à un objet – le moindre accessoire, disait Epstein, doit devenir un personnage devant la caméra. Mais c’est un film qui fait mieux voir et qui fait mieux entendre. La bande sonore du Tempestaire est son principal filet à détails. Quand les vagues battent l’océan, celles-ci font un bruit inhabituel qui semble remonter des profondeurs, de la gorge d’un titan. Epstein a ralenti le son des vagues pour nous faire entendre mieux la mer. Il s’en est expliqué. « De même, disait-il, l’oreille a besoin d’une loupe à grossir le son dans le temps, c’est-à-dire du ralenti sonore, pour découvrir que, par exemple, le hurlement monotone et confus d’une tempête se décompose, dans une réalité plus fine, en une foule de bruits différents jamais encore entendus : une apocalypse de cris, de roucoulements, de borborygmes, de piailleries, de détonations, de timbres et d’accents, pour la plupart desquels il n’existe même pas de noms. » Réduire le monde (dans une boule de cristal ou une image de cinéma), c’est le multiplier : « Le cinématographe était l’instrument idéal pour investir cet état de conscience mondiale, où tout se multiplie, reparaît selon des équations de temps et d’espace n’obéissant plus à la raison commune, et dont les mots faussent l’appréciation… » (toujours Mercure insolent). JÉRÔME MOMCILOVIC |