JULIA VIRAT Ses nuits en l’air Guide de haute-montagne à Chamonix, Julia Virat, 37 ans, passionnée de snow à l’adolescence, a réalisé sur le tard que la montagne était l’endroit où elle était heureuse. Ce qu’elle partage avec enthousiasme avec ses clients. the red bulletin : Emmener vos clients vivre ce que vous vivez, c’est quelque chose d’un peu périlleux : escalader des sommets, traverser des cascades de glace, passer une nuit en hauteur sur une micro-plateforme… julia virat : Ça peut sembler surprenant mais moi-même j’ai peur et ‘je n’aime pas le danger ! Au début, à cinq mètres du sol, je pleurais de vertige. Je n’étais pas destinée à ça ! Ce que j’aime, c’est accompagner des gens motivés dans les émotions qu’ils vont vivre en dehors de leur zone de confort. Peu importe leur niveau de départ, je les prends là où ils sont, et je les emmène un peu plus loin, là où ils ont envie d’aller. Vous les guidez à la fois dans la pratique, et dans la dimension émotionnelle ? Effectivement, je suis guide, et ce n’est pas un métier anodin. La montagne te met à nu, elle épure les couches sociales, financières, etc. Elle enlève les artifices pour te ramener à quelque chose d’assez brut et universel qui est la gestion de tes émotions, et ta survie dans un milieu rude qui ne pardonne pas. On est tous égaux face à ça. Quand mes clients ressentent des émotions fortes, ils ont besoin que je les aide à les traverser. En allant ensemble vers l’objectif fixé, ils vont dépasser la peur, la fatigue, les barrières psychologiques, le manque de confiance. Je leur montre l’exemple : je vis ça tout le temps. C’est mon défi personnel. Ce n’est pas parce que je suis plus forte qu’eux que je ne comprends pas ce qu’ils traversent. J’adore partager cela avec les gens. Comment vous êtes-vous retrouvée à passer vos nuits accrochée à une paroi ? Le portaledge, c’est cette petite plateforme sur laquelle les grimpeurs dorment. J’ai commencé à me familiariser avec pendant des vacances aux États-Unis pour le plaisir, il y a douze ans. J’ai découvert le parc du Yosemite, La Mecque du big wall, des voies d’escalade vraiment grandes qu’on ne peut pas gravir à la journée parce qu’elles sont trop dures et trop longues. On est donc obligé de dormir à mi- chemin pour pouvoir arriver au sommet. Cela ne vous a donc pas effrayée ? Maintenant, j’aime vraiment ça, dormir suspendue. Je suis attachée au rocher avec des cordes et du matériel vraiment fiable. La nuit, même si je tombe, je suis retenue par une corde, car je dors avec un harnais, encordée. L’enjeu sur le portaledge, ce n’est pas le danger, mais vraiment les émotions et la logistique qui va autour. Mais ça reste une pratique assez marginale. Combien de temps dure une journée d’escalade de ce type ? Contrairement à l’idée qu’on s’en fait, ce n’est pas de l’escalade pure. Il y a une grosse partie de logistique, de manœuvres de cordes, de hissages de sac. Mes journées font entre 15 et 18 heures. Je mets le réveil à 5 ou 6 heures du matin et je termine vers 22 heures. Le niveau d’exigence extrême est-il le même, tant du point de vue physique que mental ? Le défi est plus facile à aborder si tu le fais sur un, deux ou trois jours, car malgré la fatigue, tu sais que tu touches bientôt au but, donc ça te donne un peu d’élan. Mon ascension d’El Capitan en solo, à l’automne 2018, a duré onze jours. Le problème, c’est que le premier jour, j’étais déjà épuisée. Au pied du mur, j’avais 120 kilos de chargement à hisser. J’ai beau être solide, je ne peux pas bouger 120 kilos à la force de mes bras, je suis forcée d’avoir un système de cordes et de poulies. Cela permet de soulager le poids, et de déplacer mon chargement à l’aide de systèmes complexes. S’autorise-t-on, dans certains cas, à effleurer l’idée de reculer ? Il faut se connaître suffisamment bien pour savoir si on va pouvoir gérer la fatigue qui s’accumule pendant une dizaine de jours, ou abandonner. Tous les alpinistes passent par ces moments d’échec ou de frustration, on appelle ça prendre un but. Quand on prend un but, on fait demi-tour, on va digérer ça tranquillement chez soi. Et on grandit. On vous imagine contre la paroi, dans le Yosemite, sous la voûte étoilée… Cette sensation-là efface-t-elle les difficultés techniques et les souffrances ? Les journées sont très très très longues, très fatigantes. C’est vraiment éprouvant. Bien que j’aie un gros entraînement, je ne pourrais pas faire ça toute l’année. Ça demande énormément d’énergie, de concentration, de fatigue. C’est dur. Ça ne se fait pas avec le sourire aux lèvres du matin au soir. C’est vraiment un sport exigeant. Alors le soir, quand j’ai enfin fini le boulot de la journée, que tout est réglé, rangé, organisé pour dormir et pour le lendemain, le temps s’arrête. Assise sur le portal edge, je contemple la nuit, les étoiles ; je sens la chaleur de la journée restituée par la roche ; la vallée est silencieuse ; mon rythme se calme, je peux enfin apprécier tout ce qu’il s’est passé dans la journée. Et rien que pour ça, je recommencerai toujours cette expérience-là, pour ce moment où le temps s’arrête. Le portaledge, c’est vraiment un endroit hors du temps. julia-guide.com 16 THE RED BULLETIN JULIA VIRAT CHRISTINE VITEL |