Qmoi : ils en ont marre de nous voir nous baigner dans le canal… » Mais lorsque l’on habite comme lui le long de ses rives et qu’on apprécie autant le contact avec l’eau, difficile d’y résister. Alors, hiver comme été, il n’est pas rare de voir Alex descendre en peignoir, claquettes aux pieds. Un maillot de bain dessous, car l’homme a érigé en loi le fait de ne jamais, quelle que soit la température, enfiler deuand on y prête attention, le bassin de la Villette est truffé de panneaux, de marquages au sol, d’interdictions. Un petit nageur barré tous les 15 mètres. « Depuis deux ans, le nombre de signalisations a pas mal augmenté, constate Alex Voyer, nageur lui-même un peu barré. C’est peut-être à cause de gens comme combinaison. De chez lui, la vue est imprenable sur le canal et sa moire kaki. Quelques coupes témoignent du passé glorieux de nage en eaux libres du garçon photographe, apnéiste, marin, et tant d’autres cordes à son arc qu’on en passe. À pied, il nous emmène découvrir son coin tranquille, à l’angle du canal Saint-Denis et Saint-Martin. Le pont de la mairie de Pantin a de beaux écrous Eiffel, des graffitis parsèment ses flancs. Alors qu’il s’apprête à se mettre à l’eau « 15 °C, ça commence à piquer », un pêcheur nous aborde, intrigué. « Vous allez vraiment vous tremper ? » Alex est habitué aux regards éberlués, aux mises en garde de toutes sortes. Bernard, le pêcheur breton exilé à Paname, connaît bien ces eaux lui aussi. Il nous montre un brochet fraîchement pêché. « Un jour, j’en ai sorti un d’1,15 m ! Je les relâche toujours. Mais un ami qui avait pris un sandre à cet endroit me l’a fait goûter, et il était délicieux ! » Plus loin dans Pantin, au niveau des Magasins Généraux, le soleil d’automne dore le futur couloir de nage. Il y a un peu de courant, dans le sens du vent, et le nageur semble s’en délecter. Des gamins en trottinette jouent à la police en imitant des coups de sifflet. Au XXI e siècle, on est loin des promesses de Jacques Chirac, qui, en mai 1990 prétendait qu’il se baignerait trois ans plus tard dans le fleuve parisien, vantant sa propreté à venir et sa biodiversité d’alors. Après quelques allées et venues dans l’or du canal, Alex sort de l’eau. Cette fois, l’after drop (la réaction du corps qui se met à grelotter suite à un séjour prolongé dans l’eau) sera léger. Pas comme ce jour d’hiver que nous vous conterons plus bas. Le lendemain, fin d’après-midi, nous voici sur le devant de la Seine et ses 37 ponts qui s’égrènent au fil des 13 km d’une traversée de Paris. Les repérages pour faire des photos ont été plus ou moins fructueux. Le zodiac noir de la Brigade fluviale est passé par là à Mach 2, coups de sifflet, des vrais cette fois, mise à l’eau avortée. Nous voici sous le pont d’Iéna, à la nuit tombée. « Ici, ta durée de vie est de trois minutes de jour, mais monte à quinze minutes de nuit. Il paraît que sous ce pont, il y a des milliers de porte-clés tour Eiffel jetés par les vendeurs à la sauvette à l’approche de la police », raconte Alex. Peu après celui d’Alexandre-III, la berge file vers l’eau, mieux qu’une échelle pour plonger sous la pleine lune. À l’abri des péniches niche une paire de canards. Il y a aussi des cygnes et des cormorans : la Seine, comme le canal, est riche d’une vie devenue invisible aux yeux des Parisiens non riverains. À force de décrier les eaux de Paris, on a fini par les déserter. Alex nous explique pourquoi il y revient tous les jours, dès qu’il peut. Paris a pour devise Fluctuat nec mergitur (« Il est battu par les flots, mais ne sombre pas ») ; celle d’Alex, détournée pour l’occasion, pourrait être : mens Seina in corpore sano. Un esprit Seine dans un corps sain. 60 THE RED BULLETIN |