e 25 mars 1925, une silhouette trapue grimpe les marches de la Bourse de Paris. Trenchcoat, gomina sur les cheveux, le petit homme barbu et discret se poste sous la verrière du Palais Brongniart. Petit à petit, dans la fièvre générale, les cris et les exclamations, il savoure sa victoire : la cote des actions de la Compagnie de Suez grimpe en flèche. La Bourse devient fébrile. Tout le monde veut racheter des actions Suez. Une chance : il en possède énormément. Il les a toutes achetées le matin même, sur la foi du témoignage de sa masseuse, qui s’occupe aussi des avocats de la Compagnie. C’est un formidable coup financier, un beau coup de bluff aussi. Et ce qu’on appelle aujourd’hui un délit d’initié. Deux heures plus tard, de retour chez lui, le bonhomme enlève sa barbe et son costume d’homme, enfile une jupe et redevient Marthe Hanau, la banquière qu’on appelle déjà « Madame la Présidente ». Mais qui est obligée de se travestir pour aller à la Bourse assister à son triomphe, parce que les femmes n’ont pas le droit d’y entrer (elles ne le pourront qu’à partir de 1967). Femme, juive, lesbienne, banquière Elle n’a que 39 ans, et est déjà la banquière la plus célèbre de Paris. Pourtant, rien ne la prédisposait à tutoyer les Présidents, à frayer à Deauville avec Coco Chanel et André Citroën. Marthe Hanau naît le 1er janvier 1886, à Paris, d’une famille de petits commerçants juifs. C’est une autodidacte de la finance. Et une rebelle. À l’adolescence, alors qu’elle passe ses vacances chez une cousine à Berck, elle s’amourache d’une musicienne. À son retour, sa mère découvre avec effroi des lettres brûlantes d’amour saphique que les deux jeunes filles s’envoient. Et interdit toute communication à Marthe qui, à peine revenue travailler au magasin familial, entame une liaison avec l’une des employées ! En 1908, sa mère est soulagée lorsqu’elle décide enfin de se marier à Lazare Bloch, un ingénieur. Marthe pose ses conditions très vite : « Pas d’enfants, pas de pantouflage. » Elle veut de l’aventure. Lazare est d’accord. 30 STYLIST.fr « les banquiers offrent 1% d’intérêts aux épargnants ? elle en propose 8%. » Pendant qu’il flambe sa dot de cent mille francs au jeu, Marthe tombe amoureuse d’une jeune fille de bonne famille, Delphine, dont le père est joaillier rue de la Paix. Delphine est fascinée par cette garçonne qui fume, s’affiche en terrasse aux côtés d’hommes, conduit des voitures à tombeau ouvert. Delphine est bientôt rebaptisée « Josèphe » par Marthe, et les deux amantes se lancent, avec l’argent de Josèphe, dans l’industrie du parfum. Lazare, qui lui-même accumule les maîtresses, les soutient. Le trio est parfait : l’ingénieur-financier ; la pourvoyeuse de fonds, docile et amoureuse ; et Marthe, la patronne toute-puissante. Dans cet entre-deux-guerres troublant, la France danse sur un volcan. L’instabilité politique est maximale : entre 1924 et 1930, pas moins de douze gouvernements se succèdent. Le pays a été ravagé par la Grande Guerre. L’Europe est en cendres. La révolution bolchevique bouscule les certitudes. Dans cette agitation généralisée, au son du fox-trot et du charleston, les classes moyennes – médecins, fonctionnaires, curés de campagne, officiers en retraite – sont de plus en plus attirées par la Bourse, qu’ils vénèrent comme le symbole de la promesse de jours meilleurs. Tout le monde s’improvise boursicoteur. Les banquiers se multiplient. Après tout, il suffit d’un bureau, d’un téléphone, et d’un peu de culot. À l’époque à Paris, Rue de Provence, il y a 470 maisons de crédit. Marthe Hanau se lance. La gauche bourgeoise et Mussolini Et elle a des ambitions. Et des idées. Elle veut inciter les petites bourses à lui confier leur argent. Les banquiers n’offrent qu’1% d’intérêts aux épargnants ? Elle en propose 8%. Et s’attaque au système bancaire, sur la foi de quelques principes simples qu’elle tient de ce que lui a appris Lazare (avec qui elle est restée amie après leur divorce en 1920) et de son sens des affaires. D’abord, la stabilisation du franc : elle considère que l’expansion financière d’un pays dépend de la stabilité de sa monnaie. Ensuite, pour qu’un titre soit coté en bourse, il faut créer autour de celui-ci un climat de confiance. Pour cela, elle a une idée : faire paraître des publi-reportages dans la presse financière pour faire croire – artificiellement – à la bonne santé des titres qu’elle veut vendre. Après un dîner arrosé chez Maxim’s, en 1925, elle décide carrément de créer son propre journal, qu’elle appelle… La Gazette du franc. Enfin, l’appui des politiques est fondamental. Marthe Hanau promet des cadeaux boursiers aux élus de l’époque afin d’acheter leur silence autour de ses « magouilles ». Eux-mêmes se chargent de la renseigner en avance des fluctuations géopolitiques de l’époque, qui ont une incidence directe sur les cours de la Bourse : Marthe dispose même d’un informateur direct au Quai d’Orsay. Et bientôt, la classe politique dans sa majorité – d’Aristide Briand au président Poincaré – la soutient. Cette gauche bourgeoise est fascinée par son train de vie, son entregent. Et puisque l’argent n’a pas d’odeur, elle n’hésite pas à faire affaire avec… Mussolini. À cette époque, Marthe tient salon à Deauville, au Ritz, dîne avec Colette sur la Côte d’Azur. Autour d’un bourgogne, l’auteure du Blé en herbe lui dit : « L’argent ? Mais je pense bien que c’est important ! Passé 20 ans, on ne fait bien l’amour que dans la soie. » |