3 0 eST YL7cST Billet Mauvaise Habitude Négliger l’amitié NÉGLIGER L'AMITIÉ u es assise face à lui, c’est un vieil ami. Dix ans au moins te séparent de votre dernière rencontre, douze peut-être, T et il te semble étrange d’avoir déjà l’âge de ce genre de constat, d’avoir eu à ce stade quelques vies antérieures et pu perdre de vue depuis si longtemps des êtres autrefois adorés. Tu ne peux t’empêcher de jouer au jeu des différences, d’ausculter les détails, une ride sur le front, les lunettes derrière lesquelles il cache ses yeux rieurs. Tu crains, sans le manifester, la discussion qui va s’amorcer, le contexte particulier des retrouvailles et la peur de ne plus trouver ce qu’au fond tu es venue chercher. Un morceau d’hier. Aucun d’entre vous n’impose à l’autre la rétrospective de son passé en trois actes, ceux qui restreignent le réel aux faits d’état civil, célibataire temporaire, marié, divorcé, avec ou sans enfants, en CDI ou en recherche d’emploi. Non, très vite, l’ami bouscule les codes astreignants de ce moment particulier, il te parle d’abord des raisons sous-tendues, irrationnelles peut-être mais fondamentales, qui font que soudain deux amis qui se sont éloignés, vivant pourtant à trois rues de distance, doivent se retrouver soudain. Puis il glisse vers ce qui l’anime vraiment, sur la multitude des signes qui influencent le réel, il te parle de physique quantique, il te parle de chamanisme. Et soudain, il annule le temps écoulé, il brise la clepsydre et le miracle survient. Tu as 20 ans. Tu déambules dans par Audrey Diwan « l’heure se prête aux nids affectifs, à la douceur humaine… » N°97 une rue de Levallois où tu fais tes études. Et, en dépit de ce morne contexte, tu écoutes ton grand ami qui parle avec les mains, les poings serrés comme si chaque discussion était un combat vital, et tente d’enfoncer les portes un peu étroites de ton existence, partageant avec toi tout ce qu’il a compris de Deleuze, de Bourdieu. Comme par un fait exprès, dans le bar où vous vous trouvez ce soir, on passe des morceaux de Peter von Poehl, une compil de Nova, l’un des premiers numéros, la trois, crois-tu te souvenir. La bande-son souligne joliment ce flash-back. Tu sais parfaitement qu’il n’y a pas de hasard, au moins en ce qui concerne la nécessité de vous voir aujourd’hui. Tu penses à cette valeur refuge que constitue l’amitié, la vraie, celle qui, datée d’avant la vie professionnelle, ne dépendit jamais d’autre chose que d’une envie commune de savoir. Tu jettes un œil à la ronde. Tu as le sentiment que vous n’êtes pas les seuls à ressentir ce besoin de rassemblement et de vérité. Tu n’es sûrement pas seule non plus à rechercher la compagnie de ses héros de l’adolescence, ceux qui traçaient pour les autres un chemin initial. Tu dois admettre que l’heure se prête aux nids affectifs, à la douceur humaine et à l’intelligence aussi, autre valeur en hausse qu’on avait un peu négligée à ne plus savoir prendre le temps, à brûler des feux rouges, sans regarder ni devant, ni derrière. Tu es joyeuse, tu lèves ton verre et tu trinques, sans angoisse, vraiment, du moins en cet instant, aux dix prochaines années. Photo : Jean Baptiste Guy. Mise en beauté : Mademoiselle Mu |