Ouvrir une porte, maléfique. Se laisser vampiriser par les deux ombres tapies dans l’obscurité. Ce sont celles de Marc Hurtado et de Z’ev, sur leur premier lancer commun ‘Sang’(Monotype Records). Se dire qu’à l’inverse d’Attila, l’herbe ne cesse de repousser là où passe le génial percussionniste américain. Il trouve en l’expérimentateur français, habitué des collaborations sous son propre nom et surtout au sein du fameux duo Etant Donnés (aux côtés de son aîné de frangin Eric) un partenaire à la hauteur de ses ambitions. Où tout est noir, à l’instar de la pochette. Où l’inquiétude est un euphémisme radical, scandé par la voix d’outretombe de l’artiste de Grenoble. Qui nous invite à lui donner notre corps, on se laisserait prendre au jeu si on ne craignait pas de se faire dévorer le pancréas tout cru. Dans une atmosphère post-industrielle de fin des temps, où les coups de semonce vénères lisent les lignes de la main, en une ensorcelante voyance d’avant l’apocalypse. Un regret ? L’absence de variations stylistiques. ★ ★ ★ On le connaît pour l’avoir fréquenté en d’autres lieux, ils sont des plus respectables entre le Japon (Spekk) et le Luxembourg (Own Records). Federico Durand débarque sur 12K, endroit de prédilection des artistes pour qui le calme est une seconde (fausse) nature. Une fois de plus, l’essai du musicien argentin est remarquable de tranquillité évaporée. Bien que, ça surprendra toujours, notre homme soit originaire du pays du tango, son ‘A Través Del Espejo’nous emmène dès les premières secondes dans un immense saut par-delà le Pacifique, adjectif des plus adéquats pour qualifier sa bluffante sérénité. On se met à rêver d’un temple zen perché sur un mont enneigé du nord de l’archipel nippon, une vie entière passée loin des fracas de la folie humaine à observer le fil des saisons, seul accroupi parmi les vivants trop pressés. Après ce formidable disque ne manque plus qu’un film de Naomi Kawase (marche aussi en mode Yasujiro Ozu vs. Chihei Hatakayema). ★ ★ ★ Dix ans de carrière, une discographie longue comme un jour sans Chris Watson, Simon Whetham figure parfois dans nos priorités d’écoute, à l’image de son excellent’What Matters is that It Matters’sorti l’an dernier sur Baskaru. Si d’évidence, sur ‘Against Nature’(Crónica), l’électronicien britannique continue de multiplier les sources et les manipulations, à la recherche d’une ligne de force habitée, l’essai est moins concluant. On ne lui reprochera pas de s’abandonner à la monotonie, tant un même morceau peut receler des sonorités diverses - elles vont de (souvent) Fennesz à (parfois) Gert- Jan Prins, c’est dire - mais il manque à ses variations un support que le disque seul ne lui permet pas. On imaginerait très bien certaines séquences dans une installation de Michael Borremans au Wiels ou dans un ballet contemporain d’Anna Teresa De Keersmaeker, tant la matière est dense et profonde. Seul au casque face à son immensité, on se sent perdu et abandonné. ★ ★ ★ C’est peu dire que les Berlinois de l’ensemble Zeitkratzer sont au panthéon de la modernité insoumise aux diktats de la mode. Il nous a suffi de se rappeler que le collectif Column One avait collaboré avec eux (sur l’excellent ‘Entropium’) pour qu’on s’y jette les deux oreilles en avant sur le double album ‘Cindy, Loraine & Hank’(90% Wasser). Et bien, après nombre d’années à fréquenter le genre, on ne se lasse pas des multiples accidents sonores, impromptus et fragmentés, que la noise peut engendrer. Qui plus est, la simple notion de bruit ne suffit que très partiellement à embrasser le phénomène, tant les déclinaisons alla Column One virevoltent entre musique concrète, explosions électroacoustiques et chuchotements post-modernes. Telle une formidable invitation à une répétition de la formation de Rene Lamp et Robert Schalinski, on se glisse dans la peau d’une souris planquée secrètement dans un coin de studio, les écoutilles grandes ouvertes. Elles essaient de comprendre la multitude de collisions fractales qui sous-tendent le dynamisme tentaculaire du bidule. Telle une construction enchevêtrée dont l’origine se serait perdue dans la mémoire de son créateur, l’œuvre conserve sa part éternelle de mystère, pour toujours et à jamais. Une splendide excuse pour y revenir encore et encore. ★ ★ ★ Américain de Tokyo, voilà qui démarre fort, Will Long aka Celer nous emmène à l’automne 2012 sur ‘Akagi’(Two Ahorns). Invité à une séance de yoga dans le temple de Yougenji, où il devait créer une pièce qui servirait de décorum sonore au prof de la discipline, Long s’est tellement bien prêté au jeu qu’au cours de la séance, nombre de participants se sont... endormis, transportés par l’activité et son accompagnement sonore. Si l’évanescence de la séquence, étirée sur 1h20, est d’une profonde évidence, elle vaut bien plus qu’une simple toile de fond pour yuppies en mal de détente cérébrale. D’une profonde douceur, elle décline seconde après minute un sentiment d’abandon étrange, où plus rien ne compte. Autant dire qu’on ne risque pas de l’entendre dans ces horribles boutiques nature en toc de nos centres commerciaux, faux prétextes écologiques à une consommation immédiate. C’est tant mieux. ★ ★ ★ De la musique improvisée ? De la musique contemporaine ? Les deux, mon commandant, sur ‘Terrain’(Gaffer Records), LP de la Berlinoise (again) Magda Mayas. A l’écoute de ses deux pièces en solo, on vous met au défi de ne pas tenter le rapprochement avec les pièces pour piano préparé de John Cage. Si l’une d’entre elles se sert d’un clavinet (un piano électrique aux sonorités proches du clavecin) et l’autre d’un piano traditionnel, on ne sent toutefois nulle compassion pour l’héritage cagien, en dépit d’une évidente filiation, principalement sur le premier volet ‘Trace’. La deuxième pièce ‘Shimmer’est d’une superbe énergie dévoyée, aux relents de proto blues noisy et de rock en totale déstructuration. En prime, une virtuosité déconcertante ponctue l’envoi, pan dans les gencives. Allô docteur ? texte Fabrice Vanoverberg r r r r r r r r r Rubrique destinée à évoquer un lieu, une ville ou un endroit, ‘Sounds & Sites’ne se veut pas un itinéraire descriptif exhaustif mais plutôt l’esquisse d’un lieu où la musique puise ses racines ou manifeste son émergence. ‘Sounds & Sites’ne veut nullement dresser une cartographie complète des lieux sonores mais répondra à des envies ou des coups de sonde. Les lieux d’André Brasseur SPECIAL ORGUE HAMMOND a61101 a.'6in ik — imbu =mn. w texte Eric Therer On rechercherait en vain les traces du Pow-Pow à Marche-en- Famenne. L’enseigne a disparu depuis longtemps, ingérée dans les méandres du temps. On peut s’imaginer un dancing campé le long d’une route nationale, doté d’un vaste parking de gravier. A son apogée à la fin des années 60, il drainait à lui des centaines de noctambules en quête d’un moment de répit une fois la semaine de labeur terminée. Ils débutaient la soirée devant un steak ou une entrecôte, et une bière, une bonne bière. Pow-Pow Dancing-Grill- Stereosound. Manger, boire, danser en stéréo. Changer de décor pour exercer son droit au délassement, l’incarnation ultime des golden sixties. Peu après, La Locomotive à Barbençon – un tout petit village à quelques encablures de Beaumont non loin de la frontière française – prendrait le relais. A nouveau, un rituel s’y tiendrait tous les week-ends. Flanquée d’une véritable locomotive qu’il aurait fallu acheminer depuis la brasserie Vandenheuvel à Bruxelles, évitant les ponts pour ne pas devoir sabrer sa cheminée, la discothèque capterait à elle son va-et-vient de sorteurs. De l’autre côté de la chaussée, L’Auberge du Cheval Blanc les accueillerait pour une consommation, une bière à moindre prix. La série des slows que distillerait immanquablement le dj les rappellerait à l’ordre, franchissant à nouveau la rue en sens inverse pour aller enlacer leur promise. Malgré l’incendie de sa toiture à l’été 2011 suite à un coup de foudre, le lieu subsisterait encore aujourd’hui. Ces lieux ouverts et gérés par André Brasseur seraient vite apparus comme une manne céleste, générant de plantureux revenus. Des temples de loisirs concrétisant son insatiable envie de faire danser les gens, la seule véritable prétention qu’il n’aura de cesse de poursuivre tout au long de sa vie. Paradoxalement, ils entravèrent la poursuite de son activité de musicien, réduisant son temps libre pour composer. Brasseur parvint à mener les deux activités de front pendant plusieurs années, prenant soin de ne pas mêler ses activités, s’interdisant de jouer plus de deux fois l’an – au Nouvel An et au cœur de l’été – au Pow-Pow. Les lieux d’André Brasseur ne se réduisent pas à ses titres de propriété. Ils s’incarnent dans bien d’autres endroits dont certains mythiques. A Comblain-la-Tour, au début des années soixante, Brasseur, alors enrôlé au service militaire, dirigera un band figurant à l’affiche du célèbre festival. L’Orchestre de Jazz de l’Armée Belge qu’il dirigeait tiendra ses répétitions au Petit-Château, Boulevard du 9 ème de Ligne. Des musiciens américains, séduits par son talent naissant, essayeront de le convaincre pour qu’il traverse l’Atlantique, en vain. Ce natif d’Ham-sur-Sambre, alors persuadé de faire carrière à Paris, préférera rester en Europe tout en ne cessant de rêver l’Amérique : on le verra à maintes reprises jouer avec son orgue au Los Angeles, quelque part entre Martelange et Bastogne et au Las Vegas à Marche. A Bruxelles, Brasseur sera résident à La Récréation, un club proche de l’Ancienne Belgique où la chronique rapporte que Claude François viendra l’écouter plusieurs fois, tentant de l’embaucher, ce que refusera Brasseur, fidèle à son amour du jazz et du blues. Il sera également un hôte régulier de l’Hôtel Métropole où il fera résonner son Hammond dans ses salles majestueuses. Plus tard, Brasseur sillonnera les routes et les bals de Belgique, par dizaines, par centaines. Il y jouera ses tubes tels ‘The Kid’, ‘Atlantide’ou ‘Early Bird’qui se vendra à des millions d’exemplaires à travers le monde. D’autres de ses morceaux instrumentaux seront repris comme génériques d’émissions de télévision ou de radio. Aujourd’hui, à septante-six ans, il vit à Namur où on peut encore l’entendre jouer son instrument à l’occasion. Même s’il a rejoint le patrimoine musical et mémoriel national, il est toujours là, en vie et en sons. Un disque : André Brasseur, ‘Lost gems from the 70’s’(Sdban/News) On Stage : 19/03, Leuvenjazz, Minnepoort, Leuven |