Texte : Fabrice Vanoverberg Cent soixante six (oui, 166) minutes de bravoure post-minimaliste, c’est le défi relevé par Charlemagne Palestine et Rhys Chatham sur ‘Youuu + Mee = Weeee’(Sub Rosa). Le premier à la guitare, à la trompette ou à la loop pedal, le second au piano, à l’orgue ou au chant, le tout en un immense arc libératoire de toute contrainte, les deux légendes américaines entament une valse des étiquettes où le free jazz embrasse le contemporain post-La Monte Young. Le premier CD voit Palestine répéter à l’infini ses éclats pianistiques, ils finissent embrigadés par la trompette de Chatham, échappée par miracle d’une ruche en fusion. Passée la vingtcinquième minute, le clavier se calme, c’est pour mieux laisser Palestine entamer un hommage vocal ravagé/eur à Ghedalia Tazartes. Changement radical sur la deuxième plaque, entre orgue et guitare. Chatham dresse un immense tapis sonore, tout en fluctuations hypothermiques, à son compère à la six cordes. Hypnotisant d’un côté, tant les extensions psyché du Yamaha tournoient à l’infini, le morceau laisse toutefois la guitare en rade, bien en mal de port d’attache face au déluge de lave analogique. Si à priori, Chatham remet le couvert organique sur le dernier titre, c’est pour mieux nous emmener sur une fausse piste à la Pink Floyd anno 1967 (et c’est formidable, mon sergent). Grâce (aussi) aux quelques éclats vocaux de son partenaire, qui a l‘extraordinaire faculté de conjuguer au futur l’embrigadement tellurique et (oxymore) la discrétion expressive, la tentative se transforme en morceau de l’année. Incroyable mais vrai. ★ ★ ★ En parlant d’Américain installé à Bruxelles, voici Elizabeth Anderson et son ‘L’Envol’(Empreintes DIGITALes). Installée dans notre capitale depuis la fin deseighties, elle nous propose de parcourir vingt ans de son parcours en huit étapes. Si des lignes de force tracent son univers, elles vont d’une déshumanisation froide à un monde sous-marin où l’obscur règne en maître, jamais l’ennui ou la monotonie ne s’emparent de son art acousmatique. Au contraire, et le tour de force est prodigieux, Anderson parvient à transcender la vibration par moins quinze degrés, tout en rappelant en 18 langues, avec effroi et recul, les horreurs du travail forcé (et c’est à faire passer une visite du fort de Breendonk pour une ballade dominicale). On songe parfois à Thomas Köner et surtout, on passe en quelques secondes des profondeurs océaniques à la stratosphère sans s’en rendre compte. Tel Ulysse, un beau voyage. ★ ★ ★ ‘Nos Fenêtres Intérieures’, voilà le programme imaginé par Roxanne Turcotte sur son quatrième chapitre chez Empreintes DIGITALes. Si la voix parlée occupe une place centrale dans son univers électroacoustique, notamment grâce au remarquable narrateur qu’est Etienne Lalonde (‘De La Fenêtre’), ses déclinaisons sonores expriment un foisonnement où le souffle et l’ambition sont des maîtres-mots. D’une pulsation rythmique aléatoire, l’artiste montréalaise met ses pas dans ceux de l’Allemand Bernd Alois Zimmermann, mais en ouvrant les battants sur la nature, elle donne une place centrale à la nature qui lui donne son originalité. Tout en dressant des parallèles étonnants entre volatiles et humains, elle camoufle la perte d’un enfant avec un humour absurde et réconfortant, alors que des souvenirs de blues ou de flamenco s’égarent, dispersés par le vent qui claque sur les fenêtres. ★ ★ ★ Longue comme une rame de Shinkansen, le TGV japonais, la discographie de Celer (l’alias de l’Américain Will Long) s’enrichit d’un ‘Sky Limits’(Baskaru) où les grands classiques du monsieur ne sont pas bouleversés, tout en gagnant en profondeur et intensité. Toujours adepte de nappes ambient qui, parfois, se transforment en splendide cadre rêveur pour fan de Brian Eno (l’incroyable et bouleversant ‘Circle Routes’qui ouvre l’album), Celer enrichit son propos par des field recordings d’autant plus habités qu’ils sont cinématographiques. Toutes les deux plages (les plus courtes), on se croit dans un film de Hou Hsiao-Hsien ou de Yasujiro Ozu, et tous les fans du cinéma de l’Extrême-Orient seront ravis. Ensuite, et systématiquement, on replonge dans une dramaturgie planante qui, si elle n’est pas neuve, est d’une exceptionnelle beauté formelle. ★ ★ ★ Complexe et fournie, l’œuvre de Natasha Barrett expose sur le double album ‘Peat + Polymer’(+3dB) toutes ses ambivalences et ses contradictions. Si les pièces vocales de la compositrice britannique sont très convaincantes, tant elles renvoient à une version moderniste et twenty-first century-friendly des incontournables aller-retour du couple Luciano Berio- Cathy Berberian, on reste plus dubitatif quand les voix se font absentes (rarement, c’est à noter). Si les passionnés des étiquettes resteront sur leur faim, tellement les styles se croisent et s’entremêlent - et c’est un sacré bordel - les esprits vifs et curieux ne manqueront pas d’y déceler des pépites incandescentes de la musique contemporaine, au sens le plus bruitiste et déconstruit du terme. ★ ★ ★ La dernière fois (2013) que les noms de Marsen Jules et du label Oktaf se sont croisés, ça s’appelait ‘Présence Acousmatique’et ça s’était terminé dans le Top 10 de votre serviteur. Deux ans plus tard, le musicien allemand prend lui aussi la direction du Grand Nord sur ‘The Empire Of Silence’. Toutefois, à la différence de Jana Winderen & co, on ne trouve nulle trace de field recording et l’homme de Lünen demeure fidèle à sa ligne de conduite, néo-classique ambient revendiquée. Si la surprise n’est plus au rendez-vous comme elle a pu l’être à l’époque de ‘Herbstlaub’ou ‘Les Fleurs’, on demeure toujours autant subjugué - dix ans après - par l’extraordinaire capacité de Marsen Jules de faire ressurgir de ses machines une beauté sonore en marge de tout formalisme conventionnel. Autant dire qu’on n’a pas fini de s’y intéresser. Basis V ScINflS Texte : Eric Therer Rubrique destinée à évoquer un lieu, une ville ou un endroit, ‘Sounds & Sites’ne se veut pas un itinéraire descriptif exhaustif mais plutôt l’esquisse d’un lieu où la musique puise ses racines ou manifeste son émergence. ‘Sounds & Sites’ne veut nullement dresser une cartographie complète des lieux sonores mais répondra à des envies ou des coups de sonde. Le Garage Géographiquement parlant, le quartier Saint-Léonard à Liège se comprend entre la rue et le quai qui portent l’un et l’autre son nom. La première est disgracieuse, sale et défigurée par des enseignes criardes de commerces étrangers. Le second a perdu depuis longtemps son attrait, flanqué d’un mur de tours construites dans les années cinquante et soixante édifiées par des promoteurs cupides peu scrupuleux sous la bénédiction d’édiles corrompues. De ce Saint- Léonard, il ne reste à vrai dire pas grand-chose de sain. On imagine mal ce voisinage enclin à faire éclore des lieux à vocation artistique ou drainer à lui les forces vives d’une scène musicale. Et pourtant, la réalité balaye d’un revers de main ce préjugé. On se souvient de concerts mémorables au cœur du quartier comme ceux de Red Lorry Yellow Lorry jouant dans la classe d’une école désaffectée au début des années 80, la première apparition de Dominique A dans la cour extérieure de Tous à Zanzibar et tous ceux qui se tinrent dans le brouhaha enfumé du Carlo Levi. On vit aussi apparaître, à la lisière avec Coronmeuse, un salon d’écoute de musiques de traverse tandis que d’autres places hébergèrent ponctuellement des événements. Plus tard, c’est le Hangar qui s’installa sur le Quai et continue à ce jour à y accueillir bien des musiciens. C’est à quelques encablures de là, dans la rue Marengo, qu’un nouveau lieu vit le jour il y a quelques années déjà. Le Garage se tient dans ce qui fut naguère… un garage. A en juger les photos souvenirs, la transformation a été de taille. Elle fut l’œuvre d’une petite équipe associative et désintéressée, le Garage Creative Music Asbl. A la fois école de musique, salles d’événements et studios de répétitions, l’endroit se décline en plusieurs espaces et a vocation à insuffler une véritable présence culturelle sans se limiter à une esthétique ou à un style en particulier. Ce soir, elle confie les clés à une autre association, Phoque Aime All, bannière sous laquelle agit un Français entreprenant passionné de rock. Ce 13 mars, c’est encore l’hiver, on s’est rendu sur les lieux pour voir et entendre Pneu, un duo français déjanté. En première partie, Nid’pOuL, combo nancéen foutraque et mutin, se joue des dos d’âne et adore foutre la déroute. Pour l’heure, nous, on se tient pénard au bar, sirotant une bière avec un Jérôme Mayer, un Corentin et autre pote. Quand Pneu enfin s’empare du parterre, on s’y presse, tentant de se frayer une place. Ça embraye sec. Une montée dans les tours sans crier gare. Sur la rythmique martelante du batteur s’écrasent les phrasés nerveux du guitariste. L’un et l’autre s’arc-boutent dans un colloque singulier. Après dix minutes, ça nous paraît évident, quelque chose cloche dans le décorum. A part quelques têtes dodelinantes, tout ce public se tient raide comme des piquets. Ça prend des photos avec le smartphone mais ça ne branle rien. Le Mayer, ça le contrarie cet agencement contre nature, il voudrait faire corps, donner un peu de voix. Soudainement, il s’ébroue, tente un pogo. Il n’y a personne ou à peine pour le suivre. Très vite, il sera remis à sa place par un type à casquette qui lui somme de rester… tranquille. Tranquille. Sur Pneu, on mesure la chicane. Un pneu, un nid de poule, un garage. La triade était presque parfaite. Quant à l’injonction, elle laisse pantois. Elle donne aussi à réfléchir. Quiconque a vu sur scène les Cramps, les Stooges ou les Fuzztones, se souvient de comment le public s’agitait alors. En 2015, le rock garage prend les couleurs de son environnement. Du garage, il ne reste que le nom – et ici le lieu –, les artéfacts semblent avoir disparus. Plus besoin de sorteur, la sécurité se sécrète d’elle-même, dans la ductilité, la docilité que commande l’événement médiatisé. Un lien : www.legaragecreativemusic.com |