Les choix techniques du nucléaire français : le lien historique civil-militaire Hervé Bercegol, physicien, CEA Durant le second conflit mondial, un effort de guerre intense conduit la recherche scientifique à conquérir une nouvelle forme d’énergie, démontrée de façon radicale et cataclysmique par les bombardements nucléaires américains. L’énergie de l’atome vient au monde marquée du sceau de la géopolitique, du militaire et de la science. Le développement de l’énergie nucléaire qui s’ensuit en France n’échappera pas à ces trois déterminants : tout au long des années 1945 à 1970, le lien civil-militaire est manifeste dans les technologies de réacteurs développées par les deux grandes institutions françaises en charge de cette énergie, le CEA en premier lieu et EDF dès le milieu des années 1950. En octobre 1945, le gouvernement provisoire crée par ordonnance le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) « pour que la France puisse tenir sa place dans le domaine des recherches concernant l’énergie atomique » [1]. Deux mois avant, les États- Unis d’Amérique ont utilisé les bombes atomiques et se sont ainsi situés en position de puissance dans le camp des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Le projet Manhattan a mobilisé entre 1940 et 1945 jusqu’à 130 000 employés [2]. Les savants atomistes français, très actifs dans l’entre-deux-guerres et parmi les premiers à commencer en 1939 l’étude secrète d’une arme nucléaire, ont été tenus à l’écart du projet. À la découverte de la fission, il est apparu très vite que la libération de l’énergie de liaison nucléaire dans une réaction en chaine donne la possibilité d’une « combustion nucléaire » auto-entretenue, pour faire tourner un générateur d’électricité ou un moteur si la combustion est maitrisée, ou pour déclencher une explosion. Pour obtenir les isotopes fissiles de l’essai Trinity et des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, il a fallu concevoir et maitriser des réacteurs nucléaires de plusieurs centaines de mégawatts et des procédés industriels de séparation isotopique ou chimique. Les connaissances acquises par les Anglo-saxons étant protégées par un secret très strict [3], il s’agit alors pour le gouvernement français de lancer des recherches scientifiques multidisciplinaires de grande envergure, dont l’ordonnance de 1945 ne précise ni la nature civile ou militaire ni la finalité (a). Le CEA est créé avec une structure hybride, à la fois institution scientifique et agence de réalisation technique et industrielle. Cette dualité s’exprime d’abord par une direction bicéphale, les décisions scientifiques relevant du poste de haut-commissaire à l’énergie atomique, confié à Frédéric Joliot-Curie, et l’organisation 34 Reflets de la Physique n°60 administrative et financière à un administrateur général, Raoul Dautry, ministre de la reconstruction et de l’urbanisme dans le gouvernement provisoire. Sans que l’option militaire ne soit exclue, elle semble secondaire dans la France de la reconstruction, qui manque cruellement de capacités techniques et de ressources énergétiques. Moins bien doté en charbon que ses principaux concurrents européens, le pays peut cependant disposer des ressources d’uranium de ses colonies d’Afrique et de Madagascar, et, bientôt, des mines découvertes en métropole. La recherche nucléaire porte alors des espoirs importants en termes d’énergie, de renouveau technique et de modernité, objectifs auxquels adhèrent les principales composantes politiques du pays. En 1949 la guerre froide se durcit, avec la formation de l’alliance OTAN et l’explosion de la première bombe atomique soviétique. Dès lors, la menace nucléaire et la nécessité d’y répondre par des armements similaires deviennent une préoccupation de tous les gouvernements occidentaux. En France, plusieurs forces politiques dont les communistes renforcent leur opposition à l’utilisation militaire de l’atome. Les communistes ou sympathisants sont progressivement écartés du programme nucléaire, à commencer par Joliot-Curie en avril 1950. Alors que Francis Perrin n’a pas encore remplacé ce dernier comme haut-commissaire, le CEA se réorganise début 1951 en concentrant les pouvoirs de décision sur le poste d’administrateur général [4]. Dautry décédé, son successeur Pierre Guillaumat construit un programme poursuivant de concert les objectifs d’énergie et de défense. En 1952, le Parlement approuve le développement des réacteurs à combustible Uranium Naturel, modérateur Graphite et caloporteur Gaz (CO 2) , dits UNGG. L’UNGG est un réacteur de première génération qui a l’avantage de pouvoir fonctionner avec des |