Les animaux fabriquant des pièges pour capturer des proies sont relativement rares. L’exemple le plus connu est l’araignée qui utilise l’adhésion de sa toile pour fixer la proie. La larve de fourmilion fabrique dans du sable un piège qui tire parti des lois de la friction pour faire glisser la proie (généralement une fourmi) vers le prédateur. C’est en observant certaines caractéristiques du piège de cet insecte que nous avons été amenés à étudier, puis à mettre en évidence, les particularités de la friction sur un matériau granulaire. 16 Reflets de la Physique n°58 Pièges à fourmis Jérôme Crassous (1) (jerome.crassous@univ-rennes1.fr), Antoine Humeau (2,3), Samuel Boury (1,4) et Jérôme Casas (2) (jerome.casas@univ-tours.fr) (1) Institut de Physique de Rennes, Université Rennes 1, Campus de Beaulieu, 35042 Rennes Cedex (2) Institut de Recherche sur la Biologie de l’Insecte (IRBI), Université François Rabelais, 37200 Tours (3) Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage, 78610 Auffargis (4) École normale supérieure de Lyon, 69007 Lyon Un insecte bâtisseur Les fourmilions font partie d’un ordre d’insectes, les neuroptères qui, à l’état adulte, ressemblent grossièrement à une libellule, et dont un autre représentant plus connu est la chrysope. Aux stades larvaires, le fourmilion mesure entre un et une dizaine de millimètres, et vit dans des milieux sablonneux secs. Il construit son piège en éjectant du sable avec la tête, en même temps qu’il opère un déplacement à reculons en forme de spirale. L’opération, qui dure de l’ordre d’une heure, aboutit à un cratère conique, d’une profondeur de quelques centimètres, dans le sable. Des relevés de la topographie du piège montrent que sa forme est très proche de celle d’un cône, avec un angle constant entre la paroi du cône et l’horizontale (fig. 1a). Cet angle est inférieur de quelques (typiquement 5) degrés à la valeur de l’angle d’avalanche du milieu granulaire. L’angle d’avalanche est l’angle maximal auquel on peut incliner un matériau granulaire avant qu’il ne s’écoule franchement. Le fourmilion est enfoui dans le sable vers le bas du piège (fig. 1b). Le piège étant maintenant prêt, le fourmilion attend sa proie. Un insecte s’aventurant sur les pentes du piège a alors tendance à glisser le long de la pente. Le fourmilion n’attend pas que sa proie lui arrive dans les mandibules mais fait des jets ciblés de sable, afin de déstabiliser sa proie. Si celle-ci descend jusqu’au fond du piège, les mandibules du fourmilion se referment sur elle (fig. 1c) et immobilisent la proie, qui se fait dévorer. Le fourmilion n’a pas vraiment le choix de sa proie, et ne peut que rejeter ce qui ne lui convient pas. Ceci pose la question de comment construire un piège efficace ? Cette construction animale est souvent utilisée afin d’illustrer le concept d’avalanche granulaire. Notre explication est très différente et demande de revisiter certaines lois de la tribologie. Lors de sa glissade, la proie tente de remonter la pente pour échapper à son prédateur. Une étude systématique de l’efficacité du piège a été menée à l’Institut de Recherche sur la Biologie de l’Insecte à Tours. Pour cela, des fourmis de différentes espèces ont été déposées délicatement sur la paroi des pièges. Les pièges sont tous construits dans un sable modèle et identique (billes de verre de 0,25 millimètre de diamètre), aux propriétés physiques bien définies. À partir de ces données, la probabilité de la capture d’une fourmi en fonction de ses paramètres physiques (masse) ou biologiques (espèce) peut être déterminée. Il ressort de ces mesures que l’efficacité du piège varie avec la masse de la fourmi : des fourmis d’une masse de 2 mg sont capturées avec une probabilité de 55%, probabilité qui chute à 35% pour des masses de 0,5 mg, et à 15% pour 6 mg. Une observation attentive montre également que les fourmis qui sont en difficulté ne déclenchent pas d’avalanches dans le cône, ou alors seulement des perturbations restreintes spatialement, mais plutôt patinent sur un sol qui se dérobe sous leurs pattes, comme si le sol était un tapis roulant. Se pose alors la question de comment décrire la friction solide à la surface d’un tel substrat. |