» > Depuis les émulsions jusqu’aux gels, en passant par les cristaux liquides, la quasitotalité des unités de base de la matière dite molle ont été motorisées. Si la thermodynamique est parfaitement adaptée pour décrire le fonctionnement d’un moteur isolé, elle est incapable de prédire les propriétés de ces matériaux constitués de millions de moteurs en interaction. En à peine plus de cinq ans, ces systèmes ont donné lieu à autant de phénomènes spectaculaires que de questions fondamentales encore ouvertes. Leur compréhension est un des objectifs premiers de ce que l’on dénomme aujourd’hui la « physique de la matière active ». Nous nous intéresserons principalement ici au cas des colloïdes actifs synthétiques : des particules micrométriques autopropulsées dispersées dans un liquide. Le contrôle des interactions entre particules colloïdales inertes avait révolutionné notre compréhension de la physique des liquides, en permettant la visualisation directe de leur structure et de leur arrangement microscopique [1]. De façon similaire, nous montrerons que les colloïdes motiles sont d’excellents candidats pour décrire deux classes de matériaux actifs : des matériaux cohésifs isotropes constitués de particules non-adhésives, et des liquides capables de s’écouler spontanément. La réalisation d’expériences quantitatives et robustes est au cœur d’une activité internationale intense. Elles sont devenues plus que nécessaires dans un domaine explosif qui a principalement bénéficié de l’impulsion de travaux théoriques, mais dont les fondements restent encore à établir. Colloïdes Janus H 2 O 2 + 2H + + 2e - H 2 O 2 A Pt Au 2μm E P 0 e - 2H O 2 2H + + O 2 + 2e - y H V 2a.11111, a b 28 Reflets de la Physique n°57 Colloïdes actifs : des machines micrométriques Les bactéries constituant un exemple typique de micromachines biologiques capables d’autopropulsion, il a donc été naturel de chercher dans un premier temps à développer des systèmes biomimétiques [2]. Des assemblages complexes ont permis de reproduire la géométrie des outils de propulsion bactériens (cils et flagelles). Toutefois, la réalisation de micromoteurs artificiels capables d’actionner ces structures reste encore hors d’atteinte. Toutes les structures biomimétiques existantes sont actionnées par un forçage externe qui contraint la direction de leur mouvement. Une stratégie alternative consiste à s’éloigner des solutions biologiques et à utiliser pleinement une spécificité des objets micrométriques : leur grand rapport surface sur volume pour intégrer des moteurs électriques ou électrochimiques à leur surface. Ramené à l’échelle d’une voiture, cela reviendrait à inclure le moteur dans la carrosserie. Nous mettons ici plus particulièrement l’accent sur deux types de particules colloïdales autopropulsées : les colloïdes « Janus » et les « rouleurs de Quincke ». Les colloïdes « Janus » sont des particules de taille micrométrique possédant deux faces distinctes. Un exemple est fourni par des particules d’or de diamètre a = 2 µm, dont un hémisphère est recouvert de platine (fig. 1a). De par leur densité élevée, ces particules sédimentent rapidement au fond d’une cellule d’observation Rouleurs de Quincke Ω P Ω v = υ 0 p^ 1. Colloïdes Janus et rouleurs de Quincke. (a) Schéma d’un colloïde Janus or-platine se déplaçant dans une solution d’eau oxygénée. Une décomposition de l’eau oxygénée, représentée par les équations chimiques, a lieu sur chaque face du colloïde. (b) Principe de la motorisation de colloïdes par effet Quincke. En présence d’un champ électrique E 0, la distribution des charges de surface de la sphère est instable. Un dipôle incliné P se forme et applique un couple électrique Ω qui entretient la rotation, et donc le roulement du colloïde sur une électrode. et forment un système bidimensionnel. Lorsqu’elles sont immergées dans un bain d’eau oxygénée, les deux faces des particules réagissent avec ce carburant et se propulsent grâce à un mécanisme subtil associant électrophorèse et diffusiophorèse [3]. De façon imagée, on peut dire que ce sont les plus petits systèmes de propulsion hybride à l’heure actuelle, combinant propulsion chimique et propulsion électrique. En régime dilué, ces micronageurs Janus sont des « marcheurs aléatoires persistants », comme décrit dans l’article d’introduction à ce dossier, avec une longueur de persistance d’environ 20 µm. Les « rouleurs de Quincke » exploitent deux phénomènes physiques : l’un connu depuis plus d’un siècle, l’autre depuis cinq millénaires. Le premier est une instabilité électro-hydrodynamique déjà envisagée pour la réalisation de moteurs électriques par G. Quincke en 1897 [4]. Brièvement, quand une sphère isolante immergée dans un liquide conducteur est soumise à un champ électrique suffisamment intense, la distribution dipolaire des charges à sa surface est instable à toute perturbation angulaire. Leur amplification conduit à la rotation spontanée de la sphère à vitesse constante autour d’un axe normal au champ. En les laissant sédimenter sur une électrode, les colloïdes roulent à vitesse constante le long de directions aléatoires (fig. 1b). Convertir ce mouvement de rotation en translation a simplement consisté à réinventer la roue. Pour les expériences décrites ci-dessous, nous utilisons des billes de polystyrène commerciales de diamètre 5 µm, immergées dans une huile aliphatique. La vitesse de ces rouleurs peut être de l’ordre de mille fois leur taille en une seconde. Ramenés à notre échelle, ils termineraient un marathon en moins d’une minute. Pourtant, ils seraient de piètres coureurs. En effet, la direction de leur vitesse résultant d’une brisure spontanée de symétrie (celle des charges de surface), elle est modifiée par la moindre irrégularité des surfaces et par les fluctuations thermiques effectives à ces échelles. À l’instar des colloïdes Janus, les rouleurs se comportent comme des marcheurs aléatoires persistants, mais avec une longueur de persistance plus grande, de l’ordre de quelques centaines de microns. |