Vers la pure simulation, sans théorie ? On voit déjà mises en œuvre, avec un relatif succès, des «learning machines». Celles-ci par exemple s’instruisent sur les propriétés de 5000 molécules et, sur la base de leur seule topologie, sont capables de prédire efficacement les propriétés de 2500 autres molécules (3). Ici on ne fait plus appel à la théorie, on est dans la simulation pure. À partir du graphe moléculaire, sur la base de sa simple topologie (connectivités, nature des atomes, distances entre eux), par des relations phénoménologiques abstruses, on donnera la valeur d’une énergie d’ionisation, donc d’un phénomène intrinsèquement quantique. La «learning machine» ne nous apprend rien, elle donne un nombre. Est-ce là l’avenir ? Pourquoi pas, si notre critère est dans la seule efficacité ? Si l’on peut injecter soixante-deux paramètres dans une fonctionnelle sophistiquée qui essaye de tenir compte de comportements asymptotiques divers et d’effets variés, une question vient à l’esprit : pourquoi ne pas aller plus loin ? Un simple réseau neuronal, du type de ceux qui parviennent à lire les écritures manuscrites de centaines de personnes, voire de reconnaître les préférences sexuelles des sujets (4), ne serait-il pas aussi prédictif que des méthodes qui se réfèrent encore à un formalisme quantique ? Il s’agirait de l’usage de câblages aléatoires et de processus d’apprentissage, donc d’une prédiction sans théorie ni relations empiriques. On entre là dans une efficacité sans théorie. Ce type de simulation peut congédier la démarche théorique. Qu’entend-on par « comprendre » ? Mais l’accent que je mets sur le souci de compréhension est peut-être ringard. Jusqu’où fonctionne notre exigence de compréhension ? Ne nous abandonnons-nous pas chaque jour à des dispositifs techniques que nous ne comprenons pas et ne cherchons pas à comprendre ? Le philosophe Günther Anders, dans L’obsolescence de l’homme (5), pensait que la condition de l’homme moderne était marquée par l’humiliation que lui inflige la machine, désormais plus performante que lui. Il ne semble pas que ce diagnostic soit juste : nous profitons de machines que d’autres ont conçues et mises à notre service et dont nous ne connaissons pas le fonctionnement. Jusqu’où les générations qui viennent iront-elles dans ce sens ? Qui, déjà, se rappelle les règles d’extraction des racines carrées ? Les enfants du milieu de ce siècle poseront-ils encore des divisions ? Certains diront donc qu’il serait pertinent de laisser à la simulation ce qu’elle peut traiter, et d’abandonner les rationalisations de comportements que la simulation numérique peut (re)produire. Dans ce scénario nous devrions centrer nos efforts scientifiques sur des enjeux plus sérieux, ceux que la seule simulation ne peut pas aborder, concentrer la théorie sur les constructions fondamentales, principielles. J’aurais pourtant de la peine, je l’avoue, à renoncer aux explications simples et fondées qui me permettent d’interpréter, (presque) sans calcul, tel phénomène ou telle propriété un peu inattendue de tel édifice moléculaire, dès lors qu’une simulation numérique apporterait une réponse plus quantitative. Car, de façon plus large, l’exercice de la raison à des problèmes modestes représente un élément précieux et socialement crucial de notre culture. 44 Reflets de la Physique n°56 J’aurais de la peine à renoncer aux explications simples et fondées qui me permettent d’interpréter, (presque) sans calcul, tel phénomène ou telle propriété un peu inattendue de tel édifice moléculaire […] Car l’exercice de la raison à des problèmes modestes représente un élément précieux et socialement crucial de notre culture. D’autres invasions du numérisme Nous retrouvons donc, avec une évidence accrue, la pertinence de l’affirmation de René Thom : « prédire n’est pas comprendre ». Mais qui désire encore comprendre, comment maintenir cette envie, et la satisfaction profonde qu’assurait la démarche déductive, le frisson que nous avons éprouvé, étudiants, en voyant les lois de Maxwell fondre en un seul corps trois domaines auparavant disjoints de la physique ? Plus tard, devant la beauté du groupe de renormalisation de Wilson ? Le statut, à la fois réel et symbolique, de la théorie est sans doute en question. Pas seulement en physique, mais aussi dans la compréhension que nous pouvons avoir des sociétés dans lesquelles nous sommes immergés. Non, le «Big Data» ne remplacera pas les modèles interprétatifs, certes imparfaits, que nous proposent les sciences humaines, par des corrélations étayées sur des millions de données. La mise en évidence de corrélations est un moment utile, mais une corrélation n’établit pas un lien de causalité. Rappelons à nos élèves que la théorie est autre chose qu’un faisceau de corrélations, qu’elle exige la construction d’une architecture interprétative. Mais la construction théorique exige de son auteur (et de ceux qui l’assimilent) une concentration intellectuelle qui n’obéit pas à la recherche de réponses et de satisfactions immédiates, et cette démarche ne garantit pas nécessairement un «h-index» important ni des financements sur projet. Car le temps de la théorie n’est pas celui, plus court, de la simulation, et la simulation paye davantage que la théorie en matière de publications, donc de carrière. Là encore nous attribuons à la quantité une excessive vertu d’objectivité. Jean-Paul Malrieu (jean-paul.malrieu@irsamc.ups-tlse.fr) Laboratoire de Chimie et Physique Quantiques, Université Paul Sabatier, 118 route de Narbonne, 31062 Toulouse Cedex 09 (1) Ce texte part d’une brève intervention lors d’une rencontre célébrant le départ à la retraite de Jacques Vigué, bien connu pour sa maîtrise des ordres de grandeur et leur invocation pertinente. On trouverait d’autres exemples de déductions fondées sur des ordres de grandeur chez Jean-Marc Lévy-Leblond ou Pierre-Gilles de Gennes. (2) On notera que malheureusement la démarche qui s’appuierait sur des calculs complexes pour fonder des hamiltoniens modèles simplifiés, qu’on pourrait ensuite manipuler sans ordinateur selon des procédures déductibles, tend elle aussi à régresser. (3) Voir par exemple G. Montavon et al., New J. Phys. 15 (2013) 095003, ou K. Yao et al., J. Phys. Chem. Lett. 6 (2015) 2326. L’auteur remercie Roald Hoffman pour lui avoir indiqué ces travaux et ceux de la référence suivante. (4) M. Kozinski, Y. Wang. J. Pers. Soc. Psych. (septembre 2017) (5) G. Anders, L’obsolescence de l’homme, Éditions Ivrea (2002) |