Reinganum détermine l’équation d’état des gaz à partir de forces d’attraction « planétaires », semblables à la gravitation mais en différant par la dépendance avec la distance. D’après lui, la taille des molécules ne joue aucun rôle, de même que dans les processus de dissociation. Ce point de vue marginal est en contradiction avec celui que Boltzmanndéfend dans ses Leçons sur la théorie des gaz qu’Albert lit avec grand intérêt. Pourtant il l’adopte quand il rappelle le 30 avril 1901 à Mileva : « Je suis très curieux de savoir si nos forces moléculaires conservatives s’appliqueront aux gaz. À condition toutefois que je ne sois pas obligé de faire intervenir la taille des molécules – ce concept mathématiquement si peu clair – dans la formation des trajectoires des molécules qui s’approchent les unes des autres, et que donc chaque molécule puisse être considérée comme un centre de force. » Albert connaît Reinganum (cité par Boltzmann) et écrit même à son patron à Leyde, Heike Kammerlingh Onnes, pour candidater à un poste d’assistant (deux jours avant l’envoi de sa lettre à Grossmann). Rappelons aussi qu’en avril 1901, Albert discute avec Michele de la dissociation. Il a certainement étudié le chapitre du tome II des Leçons qui présente une théorie cinétique de la dissociation moléculaire (par exemple 2HI H 2 + I 2) , capable de reproduire les résultats obtenus sur une base purement entropique par Gibbs et Planck cités explicitement. Pour Boltzmann, la liaison chimique est décrite de façon continue par une énergie d’inter action proportionnelle aux volumes de recouvrement de « domaines relativement petits situés sur la surface des atomes ». Boltzmanninsiste sur le caractère directionnel des interactions et rappelle en conclusion que c’est en vain qu’il « a recherché autrefois à rendre compte […] de la façon dont les molécules se comportent », si on les considère « comme des points matériels » avec « des forces d’attraction ne faisant pas intervenir les forces de percussion ». Einstein a aussi pu 34 Reflets de la Physique n°56 voir dans ce rappel un défi théorique le conduisant à s’intéresser à Reinganum, dont il dira en 1911, reconnaissant implicitement la « fausse route » suivie, que les articles « sont plutôt négligés ». 1902 : l’abandon de la thèse et la continuation d’une lecture critique de BoltzmannFin décembre 1901, Albert s’apprête à soutenir sa thèse, dont il a remis le manuscrit à son directeur, le professeur Alfred Kleiner de l’université de Zurich. Il ne doute alors pas de son succès et écrit à Mileva que par rapport à ses collègues de promotion il aura fini son travail le premier. Mais un mois plus tard, il demande le remboursement de ses droits d’inscription à l’université, suite certainement au rejet du manuscrit (aujourd’hui disparu). Ce rejet pourrait être lié à l’hypothèse faite sur l’absence de rôle de la taille des molécules, et la thèse de 1905 sur leurs dimensions, toujours avec Kleiner, en serait en quelque sorte une confirmation a posteriori. Une publication [9] dans le domaine des solutions diluées, qu’Albert avait mentionnée à Mileva en avril 1901, est très probablement liée au travail remis à Kleiner. Il s’agit en effet d’un article d’électrochimie où les coefficients c α sont introduits pour les ions et les solvants ; mais ne pouvant en déduire leurs valeurs en raison de multiples hypothèses, Einstein termine par des excuses pour n’avoir présenté « qu’un maigre projet pour des recherches laborieuses sans contribuer en quoi que ce soit à leur solution expérimentale. » Le tournant d’Einstein vers la thermodynamique statistique est probablement, comme la « fausse route » de 1901, lié à une lecture critique mais incomplète de Boltzmann. En effet, par les lettres à Mileva on apprend qu’en novembre 1901 il lit Planck et son approche entropique (a) L’entreprise électrotechnique Einstein, Garrone & Cie est établie à Pavie de 1894 à 1896, où la famille réside 11 via Ugo Foscolo avant de s’installer définitivement à Milan. (b) L’étude de ces environnements a permis en particulier de mieux comprendre sa première tentative d’entrer à l’ETH en 1895 sans avoir ni le diplôme ni l’âge requis, ainsi que la rédaction concomitante d’un article étonnant sur l’état de l’éther dans un champ magnétique. (c) Moins connu est le rappel que Besso adresse à Einstein dans une lettre de 1928 à propos des quanta : « j’ai été ton public pendant les années 1904 et 1905 ; en t’aidant à rédiger tes communications sur le problème des quanta je t’ai privé d’une partie de ta gloire, mais en revanche, je t’ai procuré un ami, Planck ». L’allusion à 1904 fait probablement référence à la toute fin de l’article d’Einstein [11], où les fluctuations d’énergie sont appliquées au rayonnement du corps noir [8]. (d) Carlo Marangoni a été aussi l’assistant du recteur de l’université de Pavie, le physicien Giovanni Cantoni, connu pour avoir donné dès 1867 une interprétation cinétique du mouvement brownien. des processus naturels, et qu’en février 1902 il a rendu à Kleiner un travail se rapportant au livre de Boltzmann. L’origine probable de ce tournant est que Boltzmann, en renvoyant au début du tome I des Leçons le lecteur à des travaux antérieurs qu’Albert n’a pas dû lire [10], ne fait qu’esquisser les liens entre calcul des probabilités, irréversibilité, fonction H, entropie et loi de répartition des énergies. Le jeune Einstein aura besoin d’écrire trois articles pour clarifier ces liens. À la clé, par application dans le troisième [11] des fluctuations d’énergie au rayonnement du corps noir, il y aura les quanta, cf. note (c). ❚ Références 1 J.J. Stachel, Einstein’s Miraculous Year, Five papers that changed the face of physics (2005), Princeton University Press. 2C. Bracco, Quand Albert devient Einstein (2017), CNRS Editions, Paris. 3C. Bracco, «Einstein and Besso : From Zürich to Milan», Rend. Scienze, 148 (2014) 285-322. www.ilasl.org/index.php/Scienze/article/view/178 4 P.Speziali, Albert Einstein, Michele Besso : Correspondance 1903-1955 (1979), Hermann, Paris. 5 A. Einstein et M. Marić, Lettres d’amour et de sciences (1993), Éditions du Seuil, Paris. 6 A. Einstein, Annal. der Physik 4 (1901) 513-523, traduit dans «Conclusions drawn from the phenomena of capillarity», The Collected Papers of Albert Einstein, vol. 2. [CPAE 2],pp. 9-21, J. Stachel et al. eds., Princeton University Press (1989). http://einsteinpapers.press.princeton.edu/7 M. Reinganum, «Molekuläre Anziehung in schwach comprimierten Gasen», Arch. Néerl. Sci. Ex. et Nat., 5 (1900) [Jubilé pour Lorentz], 574-582. 8C. Bracco et J.P. Provost, «Perspectives on Einstein’s scientific work in Milan», Proc. 14 th Marcel Grossmannmeeting, Bianchi, Jantzen et Ruffini eds., (2017),pp. 3337-3341, World Scientific, Singapore. https://arxiv.org/abs/1508.04917. 9 A. Einstein, Annal. der Phys. 8 (1902) 798-814, traduit dans «On the thermodynamic theory of the difference in potentials between metals and fully dissociated solutions of their salts and on an electrical method for investigating molecular forces» [CPAE 2,pp. 22-40]. 10C. Cercignani, Ludwig Boltzmann : The Man Who Trusted Atoms (1998), Oxford University Press. 11 A. Einstein, Annal. der Physik 14 (1904) 354-362, traduit dans «On the general molecular theory of heat» [CPAE 2,pp. 98-108]. |