L’impact des concepts développés par Pierre-Gilles de Gennes sur la recherche à l’IFPEN Étudiants à l’ESPCI au début des années 1990, nous avons pu rencontrer Pierre-Gilles de Gennes, alors directeur de l’école, et être ainsi confrontés pour la première fois à la profonde originalité de son approche scientifique. Tout frais émoulus des classes préparatoires où nous étions devenus des champions de l’intégrale triple et du calcul différentiel, son discours d’accueil en première année nous faisait percevoir un monde nouveau, où le sens physique, l’appréciation des ordres de grandeur et les lois d’échelles permettaient des raisonnements audacieux et des résolutions élégantes de problèmes complexes. Volontiers provocateur, il répondait à la question d’ouverture de son discours d’accueil aux nouveaux étudiants : « Combien y a-t-il d’accordeurs de piano à New York ? », par un raisonnement par ordre de grandeur qui donnait des solutions dont la pertinence nous laissait pantois. Ces concepts et approches innovants, développés et mis en application dans des domaines très variés, ont trouvé une résonance particulière avec la recherche menée à IFP Énergies nouvelles, en particulier à partir des années 1980. À cette époque, les chocs pétroliers propulsent le prix du baril vers des sommets jamais atteints et le monde découvre sa dépendance aux ressources fossiles. Un domaine de recherche émerge : la récupération assistée du pétrole. Il s’agit alors de mieux comprendre pourquoi près de 70% du pétrole reste dans le milieu poreux. Quels sont les mécanismes de piégeage et quelles sont les conditions de remobilisation ? En 1980, Pierre-Gilles de Gennes travaille depuis une dizaine d’années sur les polymères, pour lesquels il a proposé des concepts comme la reptation permettant de mieux comprendre leur comportement viscoélastique. Il s’intéresse alors à d’autres systèmes complexes en procédant par analogie et étudie notamment trois sujets liés à la récupération assistée du pétrole : les écoulements de fluides en milieu poreux, les tensioactifs et la mouillabilité. Il entre d’ailleurs à cette époque au conseil scientifique d’IFPEN, où il apporte son expérience et ses idées. L’exploitation d’un gisement pétrolier est un problème scientifique complexe mettant en œuvre de nombreux mécanismes couplés où interviennent les concepts de percolation, de mouillabilité, de tension interfaciale entre eau et huile. L’exploitation pétrolière est toujours associée à une production d’eau et il est donc nécessaire de comprendre les propriétés des milieux poreux en présence de deux fluides. Dans cette configuration, l’un des fluides sera plus « mouillant » que l’autre visà-vis des interfaces minérales qui composent les pores. L’autre fluide se regroupe sous forme de gouttes et gouttelettes sous l’action des forces de surface. Se pose 18 Reflets de la Physique n°56 IFPEN. alors une question de « percolation », concept qui a passionné la communauté des physiciens et notamment Pierre-Gilles de Gennes, et qui pourrait être résumée ainsi : à partir de quel volume du fluide non mouillant dans l’espace poreux les gouttes se touchent-elles, formant un chemin continu tout au long du milieu poreux ? Au seuil de percolation, un certain nombre de propriétés peuvent être déduites. C’est ainsi que Pierre-Gilles de Gennes fait en 1983 [1] une proposition d’estimation du coefficient de dispersion d’un traceur en écoulement dans un milieu poreux en présence de deux fluides. Il étudie également la différence de pression entre les deux fluides due aux courbures d’interfaces [2], ce qui lui permet de discuter l’effet de la vitesse d’écoulement sur la pression capillaire lors de l’imbibition d’un fluide mouillant dans un échantillon poreux. Enfin, dans son article de 1982 sur les tensio actifs [3], il apporte des éléments clés sur les paramètres contrôlant l’apparition d’une phase microémulsion d’eau et d’huile en présence de surfactant. Cette configuration résulte d’un changement dans l’organisation du système eau/huile/tensioactif, qui annule quasiment les forces de surface et rend alors possible la remobilisation d’huile d’un gisement. Son approche, mêlant analyse des ordres de grandeur et détermination des mécanismes physiques dominants dans un formalisme mathématique minimal, reste un guide puissant pour éclaircir des situations complexes telles que celles rencontrées dans la recherche à vocation industrielle. Cette approche est plus que jamais d’actualité pour aborder les nouveaux défis d’IFP Énergies nouvelles, liés à la transition énergétique et aux énergies renouvelables. ❚ Yannick Peysson (a) (yannick.peysson@ifpen.fr) et Benjamin Herzhaft (b) (benjamin.herzhaft@ifpen.fr) (a) Chargé de mission auprès de la Direction générale d’IFPEN (b) Responsable du programme Recherche fondamentale à la Direction scientifique d’IFPEN IFP Énergies nouvelles, 1 & 4 av. de Bois-Préau, 92852 Rueil-Malmaison Écoulements polyphasiques dans un échantillon de roche, visualisation au scannerX. Photo de février 1989 avec couleurs artificielles représentant les variations de contrastes de densité. Références 1 P.-G. de Gennes, «Hydrodynamic dispersion in unsaturated porous media», J. Fluid Mech., 136 (1983) 189. 2 P.-G. de Gennes, «Dynamic capillary pressure in porous media», Europhys. Lett., 5 (1988) 689. 3 P.-G.de Gennes etC. Taupin, «Microemulsions and the flexibility of oil/water interfaces», J. Phys. Chem., 86 (1982) 2294. |