Les solides mous, tels que la «jelly» de la cuisine anglo-américaine, peuvent supporter de grandes, voire de très grandes déformations. Ils permettent ainsi d’étudier le comportement de la matière élastique soumise à de fortes sollicitations mécaniques. Nous donnons ici un aperçu de phénomènes originaux rencontrés lorsque ces solides sont placés dans des conditions mettant en évidence leur extraordinaire souplesse : cylindres instables, émoussement des arêtes, instabilité de Rayleigh-Taylor, flottabilité élastique. Ont contribué aux travaux présentés dans cet article : Basile Audoly, Aditi Chakrabarti, Manoj Chaudhury, Jean-Marc Fromental, Corrado Maurini, Ty Phou. 18 Reflets de la Physique n°55 Souple et solide Comment la matière élastique se déforme-t-elle ? Serge Mora (1) (serge.mora@umontpellier.fr) et Yves Pomeau (2) (1) Laboratoire de Mécanique et de Génie Civil, UMR 5508, Université de Montpellier et CNRS, 163 rue Auguste Broussonnet, 34090 Montpellier (2) University of Arizona, Department of Mathematics, Tucson, USA La matière révèle de fascinants phénomènes lorsqu’elle se déforme. On pense d’abord, naturellement, aux fluides que nous voyons au quotidien : les tourbillons, les vagues, les gouttes se formant par la dislocation de minces filets, et bien d’autres encore. Les solides semblent plus sages : leurs déformations sont moins prononcées. Si deux éléments d’un même liquide peuvent s’écarter presque indéfiniment lorsque des forces les y invitent, la réaction élastique des solides s’oppose à une grande déformation ; quand deux points d’un même solide sont contraints à s’éloigner l’un de l’autre d’une trop grande distance, dans la plupart des cas le solide s’endommage de façon irréversible : il flue (déformation irréversible mais sans fracture) ou il se brise. Pourtant, certains solides (caoutchoucs, gels, tissus biologiques par exemple) peuvent encaisser de très grandes déformations sans rompre ni même s’endommager. Comme dans les liquides, ces déformations génèrent des phénomènes tout aussi intéressants, voire inattendus. Nous montrons dans cette étude que lorsque la souplesse des matériaux, les dimensions caractéristiques et les forces appliquées se font écho, des phénomènes particuliers contrôlent les déformations de la matière élastique : comme les liquides, les solides ont une tension de surface dont l’influence pour les matériaux mous est déterminante aux petites échelles, déstabilisant tout cylindre suffisamment fin, ou entraînant un émoussement d’arêtes initialement vives ; aux grandes échelles, au contraire, ce sont les forces volumiques (par exemple la pesanteur) qui pilotent les formes d’équilibre, déstabilisant toute surface horizontale orientée vers le bas, ou permettant l’immersion complète d’objets pesants dans des solides mous. La matière élastique Un morceau de solide possède une forme propre : partant d’un état non contraint, si on lui applique une sollicitation mécanique infinitésimale que l’on interrompt au bout d’un certain temps, le solide élastique reprendra sa forme initiale. Lorsqu’une force plus grande est appliquée, il peut se comporter de deux manières différentes, suivant sa nature et l’amplitude de la force. Ou bien la réaction à cette force reste purement élastique comme cela était le cas pour les contraintes infinitésimales ; ou bien le solide peut fluer : endommagé, il ne reviendra plus à sa forme initiale lorsque la force est supprimée. Nous considérons dans cet article uniquement des cas où le comportement du matériau est élastique : si les forces auxquelles le solide a été soumis sont ramenées à zéro, celui-ci retrouve sa forme initiale. En l’absence de dissipation, le solide devrait se mettre à osciller indéfiniment après chaque variation de forces extérieures. En pratique, un état d’équilibre stationnaire finit toujours par être atteint après un régime transitoire en raison de phénomènes dissipatifs. Nous nous intéresserons ci-dessous uniquement à ces états d’équilibre stationnaires. Un corps élastique déformé possède une énergie élastique égale au travail des forces qui lui ont été appliquées pour atteindre, d’une manière supposée infiniment lente, la déformation finale depuis l’état non déformé. Cette énergie peut être définie pour n’importe quelle sous-partie du solide élastique et nous appellerons W sa densité volumique d’énergie élastique. Elle est d’autant plus grande que la déformation locale est grande. Pour un matériau élastique homogène et isotrope, elle peut s’écrire sous la forme W = E f(ε 1, ε 2, ε 3) , |