Nice S’il vous plaît… Dessine-moi une phrase ». Et si àlaplace, je t’écrivais un rêve ? Saphir ou améthyste, tracé àlaplume. Plume évoquant la mitre étincelante de l’évêque. Plume velours, qui n’écorche pas, ne gratte pas, n’agresse pas les mots. Plume d’or,élégante, souple, docile, flexible, courant, glissant, s’évadant, volant sur le papier. Dégainée d’un capuchon joliment clippé. Reliée àuncorps svelte ou massif comme un cigare, métallique, laqué, noir, acier, coloré, guilloché… Ces silhouettes allongées, on les trouve chez Creutz. Maison de famille ancestrale. Institution niçoise du stylo. Qui va fêter ses 120 ans en 2016. Bille en tête… Janine Creutz, la patronne est comme ses employées, Noèle (25 ans de boîte), Magali, Martine. Toutes en blouse blanche de coton. Quatre pros àlapointe du savoir stylographié, évoluant dans une boutique qui n’a pas varié d’une ligne, depuis sa création, en 1896, 19, ruedeL’Hôtel-des-Postes. Boiseries lustrées, portes en vitraux cloisonnés par des fils de plombbombé, boutons d’interrupteur en cuivre. Tiroirs et petites cases partout. Remplis de pièces détachées. Flanqués d’étiquettes notées àla main : Pelikan, Cartier,Waterman, Cross, Dupont-Dior… « Jen’ai rien enlevé, car je sais qui aécrit les étiquettes : papa, mon oncle, une ancienne employée »,murmureaffectueusement Janine. Loupe sur le front, doigts bleu outremer, sourire indélébile. Elle ne sèche pas. « Jesuis en train de nettoyer un vieux stylo. J’ai tout démonté… ». Ici, on répareintégralement, « même si ça devient compliqué, car les fabricants préfèrent changer des modules entiers. Cela revient moins cher.Les clients paient la pièce, pas la maind’œuvre ». Unpanneau l’atteste : « Lapose des plumes est gratuite ». Il date des années vingt. On soigne, on nettoie, on purge, on transforme. On vend. « Toutes les bonnes marques de stylos. Une vingtaine ». Des marques françaises comme Parker, Waterman, Dupont, Jean- Pierre Lépine… Allemandes, suisses, italiennes, japonaises… Stylos à cartouches. À pistons écolos. « Mais commercialisés que si on peut changer la plume ou le bloc plume ». Dette bonne mine Allez la plume… Raconte… Charles Creutz. Le grand-père de Cœur àl’ouvrage Janine. Alsaço-allemand. Arrivé à Nice en 1890 avec une famille russe, « car à l’origine, il était cuisinier ».Ildevient philatéliste, s’installe dans un ex-commerce de charbon. Un ami àqui il aprêté de l’argent et qui ne parvient pas àle rembourser, lui donne une plaquette de porte-mines en gage. Charles la vend illico ! Alors il développe un rayon crayon. « En1926, mon père, également prénommé Charles, mécanicien-dentiste, le rejoint. Suivi par son frère, Georges, typographe chez Mathieu à Nice, dans =_Z les années trente. Papa, qui avait multiplié des stages dans des maisons de stylos, lance les stylos à plume qui prennent le dessus sur les timbres ». Précision majeure : « Des stylos àplume. Pas des porteplumes. Mon père disait : nous sommes trop modernes pour les vendre ! ». Les deux frères travaillent jusqu’en 1993. En 1976, Janine apporte la touche féminine. « Çam’a plu immédiatement. J’ai été élevée là-dedans. À l’école, je réparais les stylos. Avec d’autres enfants, je jouais surr..=...-...1.'e-se-e.. la POSE DES RUNES EST GRATUITE La maison familiale, spécialiste des beaux stylos, va fêter ses 120 ans. Plus d’un siècle de passion écrite par une institution qui n’est pas prête de brûler ses dernières cartouches… Janine Creutz est comme l’ami Pierrot : dans son magasin séculaire de la rue de L’Hôtel-des-Postes, elle prêtesaplume ou plutôt ses plumes pour fairecraquer les inconditionnelsdes bons stylos et de la belle écriture. (Photos Jean-Sébastien Gino Antomarchi) nice-matin Mercredi 2décembre2015 Creutz : saplumefacile fait couler beaucoup d’encre la place Wilson, mais le soir, je m’asseyais au magasin et je regardais papa réparer ». Formée sur le tas Janine. Mais pas seulement : « Onne peut pas travailler le stylo sans la passion ». Passion sans tache et multi-tâches : « Lorsque vous vendez un stylo, vous essayez de trouver le meilleur modèle. On commence par la prise en main, le confortdel’écriture, le choix de la plume ou de la bille, car celles-ci ainsi que la forme, le poids du stylo, impactent l’écriture ». Il yales idées reçues. À raturer : « Contrairement à ce qu’on pense, les petits doigts ne se crispent pas sur un gros stylo »,ajoute Magali. Le stylo ? Unaboutissement, comme l’exprime poétiquement Noèle : « La plume doit filer, car elle suit le fil de la pensée. C’est le dernier chaînon entre soi et l’écriture ». Un bijou Qui utilise la plume ? « Beaucoup de monde, intervient Martine. Tous les gens qui aiment écrire, car il n’y arien de plus confortable. C’est un cadeau obéissant à une notion de transmission. Ce qui est important, c’est ce que vous avez écrit ». Alors, un beau stylo, c’est quoi ? « C’est un bon stylo avec lequel on rédige facilement, qui ne vous laisse jamais en panne »,argumente Janine. Fusée fonctionnelle. Sensuelle. Spirituelle : « On reporte dans le stylo certaines croyances, superstitions. Il y a le geste aussi. Dévisser, revisser… On le tient comme un bijou ». Toutes ces vertus viennent de trouver un nouvel écrin : « Pour les 120 ans de la maison, j’ai fait entrer la marque japonaise Namiki. Des stylos qui demandent des semaines de fabrication. Garantis àvie, ils sont en laque nippone incrustée de poussière ou de parcelles d’or,de nacre, d’haliotis… Les plumes sont àsedamner ! ». Et àtremper dans l’extase… CHRISTINE RINAUDO crinaudo@nicematin.fr |