métr er - journalmetro.com Mercredi 10 mars 2021 * PERSPECTIVE Le double combat d’une infirmière Portrait. Pendant sept ans, Jennifer Philogene a travaillé comme infirmière clinicienne à l’hôpital Fleury, dans le nord de Montréal. En octobre dernier, épuisée mentalement et exaspérée par les discriminations, la jeune femme a mis sa carrière sur pause. XAVIER BOURASSA xbourassa@metromedia.ca La mort, Jennifer l’a côtoyée régulièrement pendant sa carrière. Elle a appris à s’en détacher, cela fait partie de son métier. Mais, la première vague de la pandémie a tout changé. « Il fallait subir la mort tous les jours, c’était aberrant. J’étais traumatisée. Traumatisée de manquer de temps pour rassurer une femme qui ressemblait à ma grand-mère, anxieuse d’attraper le virus moi-même malgré tous les protocoles », témoigne-t-elle. Comme ses collègues infirmières, elle a vu l’hôpital DESCRIPTION Doit posséder un permis de CLASSE 3 Entrepôt situé à Ville St-Laurent Après une année éprouvante, Jennifer Philogene a décidé de laisser de côté son emploi d’infirmière clinicienne. GRACIEUSETÉ/JENNIFER PHILOGENE Fleury s’engorger de manière alarmante, frappé par la progression foudroyante du virus, notamment dans les quartiers du nord-est de l’île. Dans les premiers mois, les protocoles que devaient suivre les infirmières changeaient chaque semaine, voire chaque jour. De plus, les mesures pour protéger le personnel de santé les distanciaient des patients, souligne M me Philogene. « Il fallait faire passer notre sécurité en premier, même lorsque les patients étaient en grand besoin. On ne pouvait pas rester plus de 30 minutes à la fois dans une chambre. Avec le bruit étourdissant des filtres à air dans les chambres à pression négatives, je me sentais vraiment mal pour eux ». En plus de se livrer corps et âme au combat, la jeune femme continuait d’enseigner les soins infirmiers dans deux cégeps montréalais. Point de rupture Depuis quatre ans, Jennifer Philogene composait avec la Envoyez votre CV à jmcnulty@transmet.ca pression des deux milieux en pénurie de personnel, mais aussi avec la pression supplémentaire d’être une jeune femme noire dans le système de santé québécois. Cet automne, elle a atteint sa limite et a décidé de s’arrêter. « J’avais besoin d’une pause psychologique, et on ne me permettait plus de faire ces deux emplois qui créaient un équilibre dans ma vie. J’ai choisi de m’éloigner de la pratique pour me consacrer uniquement à l’enseignement ». Depuis un an, les femmes noires travaillent en première ligne contre la COVID- 19, mais elles sont peu représentées à des postes de décisionnaires. Infirmière de formation, Marie-Andrée Ulysse contribue quotidiennement au combat contre la COVID-19, en tant que coordonnatrice régionale en prévention et contrôle des maladies infectieuses à la Direction régionale de santé publique (DRSP) de Montréal. Une place à la table « Dans mon secteur, on est 7 « Notre communauté s’est sacrifiée tout au long de la dernière année. Il faut que la société reconnaisse notre contribution, qu’elle prenne conscience de l’impact que nous avons eu ». Jennifer Philogene, infirmière clinicienne et enseignante en soins infirmiers Racisme systémique Le 24 février, M me Philogene a participé à une discussion en ligne sur le racisme systémique dans le milieu de la santé pour l’Association québécoise des infirmières et infirmiers (AQII). Si les discriminations à son endroit et envers sa communauté ne l’ont pas directement poussée à la démission, elles ont certainement influencé sa décision. « Notre voix porte définitivement moins. Nos demandes à nos supérieurs vont être refusées, on va avoir beaucoup plus de pression à performer. Et si on veut progresser, il faut absolument devenir plus " québécoise " », explique-t-elle. Certains patients font preuve d’une grossièreté sans bornes auprès des infirmières des communautés noires. Dans l’obligation d’accomplir leur devoir, celles-ci doivent bien souvent encaisser en silence. M me Philogene peut en témoigner. Les femmes noires sont nombreuses au front./DAVID DEE DELGADO/GETTY trois », observe l’ex-infirmière. Sa présence à la table des décisions est devenue d’autant plus importante, selon elle. « Je n’ai pas eu peur de le dire. Les jeunes qui sont décédés pendant la première vague, souvent, c’étaient des personnes « On va se faire traiter de tous les noms. Quand c’est directement pointé vers moi, j’arrive à passer à autre chose. Mais lorsqu’on s’en prend à la communauté, à dire que des gens comme ma mère et mon père sont des bons à rien, ça vient vraiment me chercher ». Dédiée entièrement à l’enseignement, la jeune femme d’origine haïtienne n’écarte pas un retour à sa pratique. À travers les stages qu’elle donne et ses témoignages sur différentes plateformes, elle tente de sensibiliser la population aux discriminations dans le milieu de la santé. « Notre communauté s’est sacrifiée tout au long de la dernière année. D’un côté comme de l’autre des soins, nous avons été extrêmement affectés par la pandémie, résume-t-elle. Il faut que la société reconnaisse notre contribution, qu’elle prenne conscience de l’impact que nous avons eu. » COVID-19. Les femmes noires au front FRANÇOIS CARABIN fcarabin@journalmetro.com 1/3 Selon Statistique Canada, une femme noire sur trois œuvre dans le réseau de la santé. d’origine haïtienne. Je ne sais pas si un blanc aurait pu lever ce drapeau rouge », affirme-t-elle. Plusieurs femmes noires demandent d’ailleurs à être mieux représentées au sein des équipes décisionnelles. « Notre voix porte définitivement moins. Un autre symptôme du racisme systémique », constate Maud Pierre-Pierre, présidente du Ralliement des infirmières et infirmières auxiliaires haïtiennes de Montréal. 4 |