LE BOUTE=EN=TRAIN Après une saison trop agitée à Deauville, Linette avait dit à Lucien :. — Pour nous reposer, nous irons passer cet hiver deux mois sur la Côte d'Azur, mais dans un endroit tranquille : pas de casino, pas de cercle, pas de cinéma. Rien ! Le calme de la nature ! Lucien avait donc loué une jolie villa, à. Agay, au milieu d'un jardin, où poussaient des palmiers et des mimosas ; un mirador la surmontait, d'oit l'on dominait la Méditerranée. —C'est exquis ! C'est délicieux ! s'était écriée en arrivant Linette. Mais deux jours ne s'étaient pas écoulés qu'elle grommelait. : — Décidément, ce n'est pas rigolo, ici ! CIRCONSTANCE ATTÉNUANTE Comme elle se montrait de plus en plus morose, Léon proposa : — Puisque nous avons au deuxième étage une chambre d'ami, invitons du monde, ça te distraira. Linette acquiesça. Mais qui inviter ? Les amis du jeune ménage étaient, pour la plupart, retenus à Paris par leurs occupations c'est alors que Lucien se souvint d'un de ses anciens camaradesde lycée, Siméon Ledru, joyeux compagnon qui, après avoir vécu fastueusement de ses rentes, vivait surtout de celles des autres ; sa réputation de boute-en-train était solidement assise : ce gaillard-là tirerait Linette de sa neurasthénie. La lettre par laquelle Lucien offrait à Siméon l'hospitalité le toucha à un montent propice, car il se débattait au milieu de graves difficultés financières : l'invitation le sortait d'embarras. 11. s'y rendit avec empressement. — Ben quoi... y avait pus d'eau dans le puits Dessin de Roger PicAT. — Ma chérie, lui dit Lucien, n'est-ce pas le calme que tu réclamais ? — Il y en a trop. Les hommes exagèrent toujours. N'est-ce pas un spectacle charmant que de contempler ce ciel et cette mer éternellement bleus ? — Le ciel et la mer exagèrent comme les hommes, répliqua Linette aigrement ; c'est à vous dégoûter de l'azur ! ! Si nous rentrions à Paris ? — Tu n'es pas folle ? Perdre une location de deux mois ! Linette n'insista pas. Mais elle demeura des journées entières à lire ou à bouder. L'après-midi, Lucien allait faire, au café des Orangers, son domino avec un commissaire de la marine en retraite, le père Lambelle ; inais Linette lui refusa net la permission de l'y rejoindre le soir : — Tu ne vas pas me laisser toute seule ! Je ne suis pas venue dans le Midi pour jouer les Cendrillon. Lucien n'avait pas menti en vantant à Linette la gaieté de sons ami Siméon. A peine l'avait-on conduit dans sa chambre qu'un bruit de vitres cassées remplit la maison. Lucien et Linette se précipitèrent : les carreaux étaient intacts et Siméon leur montra, en riant, quelques lamelles de cuivre qui, jetées à terre, imitaient à s'y méprendre le fracas du verre brisé. Ce ne fut que le commencement de ses farces : elles ne cessèrent de se succéder. AL table, les plats dansaient, soulevés par une poire en caoutchouc ; tirées par un fil, les chaussures se sauvaient devant la bonne lorsqu'elle venait les prendre pour les cirer ; sur le tapis du salon, une plaque de tôle noircie simulait à merveille une tache d'encre ; au vrai fromage que l'on devait servir au déjeuner était substitué un fromage de porcelaine que le couteau de Lucien essayait vainement d'entamer. Entre deux farces, Siméon régalait ses amis d'anecdotes dont il possédait un répertoire inépuisable. r |