INTERVIEW Michel Tournier. Le souffle romanesque• François Mitterrand ? Oui, lors de son premier septennat. Le photographe Konrad Müller avait réalisé un livre de photos sur Mitterrand. Il cherchait quelqu'un pour en rédiger la préface. Mitterrand lui donne mon nom. Muller me téléphone alors et me dit qu'il a rendez-vous avec le président pour lui montrer le choix définitif des photos. Il me propose de venir. C'est là que je l'ai rencontré pour la première fois. Il m'a accueilli très gentiment. Sur le perron de l'Élysée, au moment où l'on se quitte, il me dit : "J'ai entendu dire que vous habitiez un presbytère dans la vallée de Chevreuse, si vous m'invitez je viens. " Et moi de lui répondre : " Monsieur le président, je vous invite. " Trois mois plus tard, en plein mois d'août, mon téléphone sonne : " Ici le secrétariat de l'Élysée, le président demande s'il peut venir tel jour, répondant à votre invitation à déjeuner. " Quand je me suis aperçu que je mangeais dans des assiettes ébréchées, que tous mes couverts étaient en tôle, et que je buvais dans des pots à moutarde, j'ai couru chez l'épicier et j'ai tout racheté. Je me souviens encore de ce qu'il m'a dit, au moment où je passais à la caisse : " Ah ! Monsieur Tournier. On dirait vraiment que vous avez invité le président de la République à déjeuner. "Je n'ai rien répondu parce que je craignais un attroupement. Mitterrand est venu, puis il est revenu chaque année. Tous les ans, au mois d'août, je recevais un coup de téléphone de l'Élysée. Ma voisine faisait office de cuisinière. 54 - Le Magazine• Qu'admirait-il chez vous ? l'homme ? l'écrivain ? Il connaissait mes livres. À l'époque, j'étais très lié avec l'Allemagne de l'Est. Je faisais partie de l'académie des Arts de Berlin-Est, et j'étais l'un des rares écrivains étrangers traduits là-bas. Mitterrand m'interrogeait beaucoup làdessus, c'était le seul sujet politique d'ailleurs sur lequel l'on s'entretenait. Je lui en disais beaucoup de mal. C'était un régime policier infect. Sans parler de la misère. L'Allemagne de l'Est ? Un pays artificiel, porté à bout de bras par l'URSS. Je ne savais pas que je lui déplaisais. Par un réflexe un peu absurde, il tenait à l'Allemagne de l'Est car il avait peur d'une Allemagne réunifiée. J'apprends un jour qu'il se rend à Berlin Est fêter les quarante ans de l'Allemagne de l'Est avec Erich Honecker. On ne pouvait pas faire pire comme compromission. Je téléphone à l'Éiysée et je demande à faire partie de ce voyage. " Mais naturellement, monsieur Tournier, cela va de soi. Je vous rappelle le plus tôt possible pour vous donner des détails. " Le surlendemain, coup de téléphone. "Je suis stupéfait, le président ne souhaite pas que vous l'accompagniez." J'ai compris alors que Mitterrand m'en voulait de mes positions divergentes des siennes.• Vous siégez à l'académie Goncourt depuis quarante. cinq ans, qui vous a elle-même couronné en 1970. A une époque, j'étais le seul membre du Goncourt à avoir reçu le prix. Le prix Goncourt reste une famille, on est entre soi, entre copains, au sens étymologique du mot. On s'envoie des vannes. Quand il y en a un qui publie un livre, il l'envoie aux autres. Qu'est-ce qu'il prend au déjeuner suivant ! C'est la tradition. Mais le prix Goncourt est un événement fragile. Il faut qu'il ne se passe rien.• Vous ne regrettez pas que votre œuvre immense n'ait pas été encore couronnée du prix Nobel de littérature ? Il y a vingt ans, j'ai été invité avec Claude Simon à Stockholm par l'académie des Arts, qui nous a couvé tous les deux, examinés sous toutes les coutures, puis fait faire des discours en français, avant que nous repartions. J'ai appris plus tard que Claude Simon avait reçu le prix Nobel. Que dire ? Je suis très heureux d'être Goncourt.• Longtemps, vous avez parlé d'écrire un roman sur saint Sébastien. Qu'en est-il ? Je vais peut-être écrire un livre religieux. Sur le sang. Un livre sur le sang que j'appellerai Le goût du sang. Je mettrais en exergue les deux acceptions du mot" goût, données par le Petit Larousse. Premièrement, " la saveur, deuxièmement, "l'attirance" C'est un immense sujet. Toute la religion chrétienne repose sur le sang. Que la communion par le vin soit refusée au commun des fidèles et réservée aux prêtres, n'est-ce pas curieux ? Mais j'ai peur de choquer. Il y a des phrases que je n'ose pas publier bien que je les trouve formidables parce que je sais que 99% des lecteurs ne me les pardonneraient pas.• Avez-vous un exemple à me donner d'une de ces phrases que vous évoquez ? En voilà une : " Narcisse ne se lassait pas d'admirer l'équilibre qui opposait la plénitude sororale, solaire et souriante de ses deux fesses à la sombre et humide solitude nocturne de son anus. " Admirez les épithètes et les allitérations ! • J'ai lu pire ! J'ai peur, que voulez-vous... Je suis devenu vieux et fragile. J'ai beaucoup de projets qui sont restés en carafe. De nombreuses de mes nouvelles auraient pu être développées sous la forme d'un roman. Mais arrive un moment où l'on se dit : , , ça suffit ! , , Vous savez, il y a de moins en moins de gens autour de moi qui ont lu tout ce que j'ai écrit. Pour beaucoup, je suis l'auteur d'un seul livre.• Arrêter d'écrire pour donner l'occasion aux lecteurs de rattraper le temps perdu ? J'ai besoin d'un public, je n'écris pas pour moi. J'ai une conception artisanale de l'écriture. Pour moi l'écriture ne correspond pas du tout à un besoin. Je trouve cette idée ridicule et répugnante. Les besoins, c'est manger, boire, dormir, faire pipi et caca. Rien à voir avec l'écriture. J'écris comme on fait de la menuiserie. Je fabrique un objet qui est un roman, conçu pour faire plaisir à celui qui l'a acheté. En échange de 20 euros, je lui donne des heures entières de plaisir.• |