Post-scriptum Hommage à Edouard Glissant Penser le Tout-Monde « À l’annonce de la mort d’Édouard Glissant, tant d’images me viennent qui témoignent d’un long et fécond compagnonnage ». C’est par ces mots que l’écrivain guadeloupéen Ernest Pépin commence le vibrant hommage intitulé « Une âme inquiète du monde ! ». Nous en publions un extrait, à la mémoire d’Édouard Glissant, Rédacteur en chef du Courrier de l’UNESCO de 1982 à 1988. ERNEST PÉPIN Dans le bouillonnement des œuvres poétiques, dramatiques, romanesques, théoriques, il est parfois difficile de suivre les traces de la pensée d’Édouard Glissant. Pourtant, elles nous interpellent comme ce champ d’îles qu’il a voulu ériger en pointe aigue du Tout- Monde 1. Élargissant sans cesse les cercles concentriques d’une écriture en état d’alerte, il a irrigué un « système » protéiforme d’une rare densité […]. Dire le Tout-Monde ce n’était pas pour Glissant obéir aux impostures de la 1. Titre d’un roman publié en 1993, puis d’un ouvrage théorique, paru en 1997, « Tout-Monde » devient l’un des concepts fondateurs de la pensée universaliste de Glissant. Un Institut du Tout-Monde a vu le jour à Paris, avec le soutien du Conseil Régional de l’île de France et du Ministère de l’Outre-Mer (www.tout-monde.com). UN Photo/Jean Marc Ferré mondialisation. Ce fut, au contraire, substituer au mythe de l’identité immuable, le « tremblement » du monde. Autant dire son caractère imprévisible et imprédictible ! Autrement dit sa « mondialité » ! En interrogeant le monde dans son mouvement incessant, Glissant nous a appris à renoncer à l’idée d’une unité nivelante et tout compte fait impérialiste. Il rendait impossible toute assimilation et nous conduisait à privilégier les frottements, les foudroiements, les variations d’une effervescence intellectuelle et culturelle hétérogène. Ce par quoi un Français peut être chinois, un Chinois caribéen, un Caribéen finlandais sans pourtant renoncer à eux-mêmes. Glissant nous a enseigné la plasticité contre la rigidité. Il suffit, aujourd’hui, de regarder, d’écouter, certains jeunes pour comprendre cette autre pensée du monde et de soi. Glissant nous a enseigné que l’identité n’est pas un chapelet que l’on récite mais un risque que l’on affronte avec l’imaginaire du monde. Pas un reniement des autres mais une ouverture aux autres. Perte de soi ! crient les nostalgiques de la « pureté ». Non répondait Glissant : réorganisation de soi dans l’instabilité créatrice du monde ! Il n’en reste pas moins qu’il nous a légué une pensée habitable pour le 21 e siècle. Toute autre voue les composantes du monde à un affrontement sans fin et sans but. Pensée de l’habiter hors de tout enfermement ! Les œuvres récentes ont consolidé cette pensée du Tout-Monde. Les lieux échappent aux carcans nationaux. Les relations transcendent les frontières. Les échanges abolissent les solitudes, entraînant dans leurs sillages l’identitémonde. Une identité sans hiérarchie des cultures, sans impérialisme, sans exclusion ni exclusive, capable d’accepter sans rechigner les formes imprévues de la création de l’homme par l’homme ! Car c’était cela l’enjeu : l’humanisation d’un monde conscient et comptable de sa diversité ! On peut retenir d’une pareille œuvre et d’un pareil questionnement son indiscipline. J’appelle indiscipline le non-respect des théories toutes faites, des écritures immobiles, des esthétiques convenues. On n’a pas assez noté que Glissant se situe dans une pensée de la dissidence ou si l’on préfère de la rupture. Rupture avec un discours européen et européocentrique. Rupture avec un discours anticolonialiste figé. Rupture avec un discours de l’identité prisonnier de l’essentialisme. Rupture avec l’hégémonie masquée qu’est la mondialisation. Rupture avec les trous du langage. Rupture avec la dictature des langues impériales. Rupture, enfin, avec une certaine conception de la littérature ! Derrière chaque rupture émerge l’adhésion à d’autres valeurs, à d’autres formes du savoir, à d’autres esthétiques de l’écriture, à d’autres fonctions de l’écrivain et de l’humain. Il ne nous invitait pas à suivre le monde. Il nous invitait à le devancer et à l’attendre là où il n’allait pas ! Il nous invitait non pas à écrire mais à produire 50. LE COURRIER DE L’UNESCO. AVRIL-JUIN 2011 |