La réalité sous le masque La réalité sous le masque Texte Reproduction interdite Texte Reproduction interdite par José Ortega y Gasset par José Ortega y Gasset PENDANT des siècles et des siècles, les hommes ont eu devant les yeux le clair spectacle du ciel sidéral. Mais ce qui s'offrait au regard, ce qui se manifestait, n'était pas une réalité. C'était tout juste le contraire : un mystère, une énigme, un problème qui donnait le frisson. Car les faits sont comme les dessins de l'écriture hiéroglyphique. Avez-vous jamais remarqué le caractère paradoxal de ces dessins ? Ils étalent ostensiblement devant nous l'évidence de leurs profils, mais cette transparence vise à nous opposer un mystère. L'hiéroglyphe nous dit : « Tu me vois clairement ? Bien. Dis-toi que ce que tu vois n'est pas ce que je suis en réalité.. Je suis là pour te dire que je suis autre. Ma réalité, ma signification se tient derrière moi et je la masque. Pour l'atteindre, ne te fie pas à moi, ne me confonds pas avec elle ; au contraire, tu dois m'interpréter et cela suppose que tu dois chercher le sens vrai de cet hiéroglyphe au-delà des apparences du dessin. PENDANT des siècles et des siècles, les hommes ont eu devant les yeux le clair spectacle du ciel sidéral. Mais ce qui s'offrait au regard, ce qui se manifestait, n'était pas une réalité. C'était tout juste le contraire : un mystère, une énigme, un pro¬ blème qui donnait le frisson. Car les faits sont comme les dessins de l'écriture hiéroglyphique. Avez-vous jamais remarqué le caractère paradoxal de ces des¬ sins ? Ils étalent ostensiblement devant nous l'évidence de leurs profils, mais cette transpa¬ rence vise à nous opposer un mystère. L'hié¬ roglyphe nous dit : « Tu me vois clairement ? Bien. Dis-toi que ce que tu vois n'est pas ce que je suis en réalité.. Je suis là pour te dire que je suis autre. Ma réalité, ma signification se tient derrière moi et je la masque. Pour l'atteindre, ne te fie pas à moi, ne me confonds pas avec elle ; au contraire, tu dois m'interpréter et cela suppose que tu dois chercher le sens vrai de cet hiéroglyphe au-delà des ap¬ parences du dessin. » Traduit de En torno a Galileo (1933) Revista de Occidente, Madrid, 1961. Reproduction interdite. Traduit de En torno a Galileo (1933) Revista de Occidente, Madrid, 1961. Reproduction interdite. La science est interprétation des faits. En eux-mêmes, les faits ne nous livrent pas la réalité ; bien au contraire, ils la cachent, ils nous montrent le problème posé parla réalité. S'il n'y avait pas de faits, il n'y aurait pas de problème, il n'y aurait pas d'énigme, il n'y aurait rien à démasquer ni à découvrir. La vérité, les Grecs la nommaient « aletheia «, qui signifie découverte, ôter le voile qui couvre et cache. Les faits dissimulent le réel ; tant que leurs essaims innombrables nous enveloppent, nous sommes dans le chaos et l'obscurité. Pour rencontrer le réel, il nous faut un moment écarter les faits qui nous assaillent, et demeurer dans la solitude de l'esprit. Et là, à nos propres risques et pour notre compte, nous imaginons une réalité, nous bâtissons une réalité fictive. Puis, dans la solitude de notre propre imagination, nous réussissons à trouver l'apparence, les formes visibles, les faits qu'aurait engendrés cette réalité fictive. Alors, nous émergeons de cette solitude de l'imagination, nous sortons de cet état mental d'absolu et d'isolement et nous comparons les faits qu'impliquerait notre réalité imagi- La science est interprétation des faits. En eux-mêmes, les faits ne nous livrent pas la réalité ; bien au contraire, ils la cachent, ils nous montrent le problème posé par la réalité. S'il n'y avait pas de faits, il n'y aurait pas de problème, il n'y aurait pas d'énigme, il n'y aurait rien à démasquer ni à découvrir. La vérité, les Grecs la nommaient « aletheia », qui signifie découverte, ôter le voile qui couvre et cache. Les faits dissimulent le réel ; tant que leurs essaims innombrables nous enveloppent, nous sommes dans le chaos et l'obscurité. Pour rencontrer le réel, il nous faut un moment écarter les faits qui nous assaillent, et demeu¬ rer dans la solitude de l'esprit. Et là, à nos propres risques et pour notre compte, nous imaginons une réalité, nous bâtissons une réalité fictive. Puis, dans la solitude de notre propre imagination, nous réussissons à trou¬ ver l'apparence, les formes visibles, les faits qu'aurait engendrés cette réalité fictive. Alors, nous émergeons de cette solitude de l'imagination, nous sortons de cet état mental d'absolu et d'isolement et nous comparons les faits qu'impliquerait notre réalité imagi Haire avec les faits évidents qui nous environnent. Si par bonheur les uns et les autres coïncident, cela signifie que nous avons déchiffré l'hiéroglyphe, que nous avons mis au jour la réalité que les faits tenaient au secret. Ce travail, c'est la science même. Comme on le voit, il consiste en deux opérations distinctes : l'une, purement imaginaire, créatrice, que l'homme accomplit grâce à la plus libre de ses facultés, l'autre comparative, confrontation de ce qui est extérieur à l'homme, des faits, des données. La réalité n'est pas une'donnée, elle n'est pas un cadeau, elle est une construction édifiée par l'homme avec les matériaux à sa disposition. naire avec les faits évidents qui nous environ¬ nent. Si par bonheur les uns et les autres coïncident, cela signifie que nous avons dé¬ chiffré l'hiéroglyphe, que nous avons mis au jour la réalité que les faits tenaient au secret. Ce travail, c'est la science même. Comme on le voit, il consiste en deux opérations dis¬ tinctes : l'une, purement imaginaire, créatrice, que l'homme accomplit grâce à la plus libre de ses facultés, l'autre comparative, confronta¬ tion de ce qui est extérieur à l'homme, des faits, des données. La réalité n'est pas une'donnée, elle n'est pas un cadeau, elle est une construction édifiée par l'homme avec les ma¬ tériaux à sa disposition. Mai 1964 Mai 1964 JOSE ORTEGA Y GASSET (1883-1953), philosophe et essayiste espagnol, a considérablement influencé les milieux intellectuels hispanophones et européens. On lui doit de nombreuses oeuvres, dont Meditaciones del Quijote (1914), Espana invertebrada (1922), La rebeliôn de las masas (1929), En torno a Galileo (dont est tiré le présentarticle), Historia como sistema (1940), et les huit volumes de El Espectador (1916-1935). JOSE ORTEGA Y GASSET (1883-1953), philo¬ sophe et essayiste espagnol, a considérable¬ ment influencé les milieux intellectuels hispano¬ phones et européens. On lui doit de nombreuses luvres, dont Meditaciones del Quijote (1914), España invertebrada (1922), La rebelión de las masas (1929), En torno a Galileo (dont est tiré le présent article), Historia como sistema (1940), et les huit volumes de El Espectador (1916-1935). Le flambeau de la science par Abdus Salam Le flambeau de la science Pour une renaissance de la recherche scientifique dans'le tiers monde Pour une renaissance de la recherche scientifique dans le tiers monde par Abdus Salam 38 38 Le prix Nobel de physique fut décerné en 1979 au physicien pakistanais Abdus Salam, fondateur et directeur du Centre international de physique théorique de Trieste, patronné par l'Unesco, et professeur de physique théorique à l'Imperial College de Londres. Ce prix, qu'il partageait avec deux physiciens américains, Sheldon Glashow et Steven Weiberg, lui avait été attribué pour ses travaux sur l'Interaction électromagnétique entre les particules élémentaires. Peu de temps après l'annonce du prix, le professeur Salam fut invité à recevoir les félicitations du Conseil exécutif de l'Unesco au Siège de l'Organisation à Paris. L'article ci-dessous reprend des extraits de son allocution devant le Conseil. - Le prix Nobel de physique fut décerné en 1979 au physicien pakistanais Abdus Sa¬ lam, fondateuret directeur du Centre Inter¬ national de physique théorique de Trieste, patronné par l'Unesco, et professeur de physique théorique à/'Imperial College de Londres. Ce prix, qu'il partageait avec deux physiciens américains, Sheldon Glashow et Steven Weiberg, lui avait été attribué pour ses travaux sur l'Interaction électromagnétique entre les particules élémentaires. Peu de temps après l'an¬ nonce du prix, le professeur Salam fut Invité à recevoir les félicitations du Conseil exécutif de ¡'Unesco au Siège de l'Organisation à Paris. L'article ci-dessous reprend des extraits de son allocution de¬ vant le Conseil.'LA question fondamentale à laquelle je voudrais arriver est la suivante : les pays en développement sont-ils aujourd'hui vraiment engagés sur la voie d'une renaissance scientifique, de la même manière que l'Occident au 12e siècle, à l'époque de Michael l'Ecossais ? Pour que cette renaissance puisse se produire, deux conditions doivent être remplies ; d'une part, il faut qu'il existe des carrefours internationaux où peut se transmettre la flamme du savoir ; d'autre part, il faut que LA question fondamentale à laquelle je voudrais arriver est la suivante : les pays en développement sont-ils au¬ jourd'hui vraiment engagés sur la voie d'une renaissance scientifique, de la même ma¬ nière que l'Occident au 12e siècle, à l'époque de Michael l'Ecossais ? Pour que cette renaissance puisse se pro¬ duire, deux conditions doivent être remplies ; d'une part, il faut qu'il existe des carrefours internationaux où peut se transmettre la flamme du savoir ; d'autre part, il faut que d'autres sociétés en développement aient la volonté de donner la plus grande priorité à l'acquisition du savoir, comme les Japonais l'ont eue après la révolution Meiji, lorsqu'ils ont inclus cette tâche dans leur constitution. Malheureusement, à dire vrai, si je considère l'état actuel de l'ensemble des pays en développement, je dois constater qu'aucune de ces deux conditions n'est remplie. Les possibilités de collaboration internationale sont de plus en plus limitées, les pays européens traditionnellement accueillants imposant chaque jour davantage de restrictions à l'admission de chercheurs étrangers venant de pays en développement. Il devient de plus en plus évident que les pays en développement auront bientôt besoin d'institutions, d'universités scientifiques gérées à l'échelon international, par les Nations Unies ou par l'Unesco, non seulement pour faire de la recherche comme à l'Université des Nations Unies de Tokyo, mais aussi pour l'enseignement traditionnel, à un niveau élevé, de la technique et de la science, aussi bien fondamentale qu'appliquée. La seconde condition dont j'ai parlé, à savoir un désir passionné, chez les pays en développement, d'acquérir des connaissances et la suppression de tous les obstacles qui s'y opposent, est, elle aussi, malheureusement loin d'être remplie... J'aimerais lancer un appel aux délégués d'autres sociétés en développement aient la volonté de donner la plus grande priorité à l'acquisition du savoir, comme les Japonais l'ont eue après la révolution Meiji, lorsqu'ils ont inclus cette tâche dans leur constitution. Malheureusement, à dire vrai, si je consi¬ dère l'état actuel de l'ensemble des pays en développement, je dois constater qu'aucune de ces deux conditions n'est remplie. Les possibilités de collaboration internationale sont de plus en plus limitées, les pays euro¬ péens traditionnellement accueillants impo¬ sant chaque jour davantage de restrictions à l'admission de chercheurs étrangers venant de pays en développement. Il devient de plus en plus évident que les pays en développe¬ ment auront bientôt besoin d'institutions, d'universités scientifiques gérées à l'échelon international, par les Nations Unies ou par l'Unesco, non seulement pour faire de la re¬ cherche comme à l'Université des Nations Unies de Tokyo, mais aussi pour l'enseigne¬ ment traditionnel, à un niveau élevé, de la technique et de la science, aussi bien fonda¬ mentale qu'appliquée. La seconde condition dont j'ai parlé, à savoir un désir passionné, chez les pays en développement, d'acquérir des connaissances et la suppression de tous les obstacles qui s'y opposent, est, elle aussi, malheureusement loin d'être remplie... J'aimerais lancer un appel aux délégués des pays en développement, dont je fais partie. Je voudrais m'adresser à eux personnellement. La science et la technique sont entre vos mains. Vos hommes de science sont des atouts précieux. Faites-en cas ; donnez-leur la possibilité de participer au développement scientifique et technique de votre pays. Ne les laissez pas à l'écart. L'objectif des 20 milliards de dollars qu'il faudrait consacrer à la science au lieu des 2 milliards actuels est en dernier ressort de votre responsabilité. Je voudrais aussi lancer un appel à la communauté internationale, aussi bien aux gouvernements qu'aux hommes de science. Un monde à ce point divisé en ce qui concerne la science et la technologie ne peut pas durer. Que penser'lorsqu'on voit un Centre international de physique théorique qui a un budget de 1,5 million de dollars pour couvrir 100 pays en développement alors que cette grande organisation qu'est le CERN à Genève est dotée conjointement par les pays européens d'un budget d'un tiers de milliard de dollars ? Pour être efficace, c'est à cette échelle que doit être menée la recherche scientifique. des pays en développement, dont je fais par¬ tie. Je voudrais m'adresser à eux personnel¬ lement. La science et la technique sont entre vos mains. Vos hommes de science sont des atouts précieux. Faites-en cas ; donnez-leur la possibilité de participer au développement scientifique et technique de votre pays. Ne les laissez pas à l'écart. L'objectif des 20 milliards de dollars qu'il faudrait consacrer à la science au lieu des 2 milliards actuels est en dernier ressort de votre responsabilité. Je voudrais aussi lancer un appel à la communauté internationale, aussi bien aux gouvernements qu'aux hommes de science. Un monde à ce point divisé en ce qui concerne la science et la technologie ne peut pas durer. Que penser lorsqu'on voit un Centre international de physique théorique qui a un budget de 1,5 million de dollars pour couvrir 1 00 pays en développement alors que cette grande organisation qu'est le CERN à Genève est dotée conjointement par les pays européens d'un budget d'un tiers de milliard de dollars ? Pour être efficace, c'est à cette échelle que doit être menée la recherche scientifique. Novembre 1979 Novembre 1979 |