538 REVUE DES DEUX MONDES. Le patient cligne des paupières, — comme on agite un mouchoir sur le pont d'un paquebot qui s'éloigne, — puis, respirant fortement l'éther, il tombe dans un ténébreux sommeil. Il y demeure à jamais, et nous n'avons pas failli à notre promesse. J'ai cité beaucoup, je le devais. Mais une dernière citation est nécessaire. Il y a des choses que seule une femme sait dire comme elles méritent d'être dites ; et ce que nous avons tous au fond du coeur, c'est Mme Noëlle Roger qui a su le dire : J'aperçus un groupe dans la galerie, près de la porte. Un « nouveau » était là, debout, attendant qu'on pût s'occuper de lui. Il avait, sous sa capote, un bras en écharpe. Sa capote était couverte de boue jusqu'au col. On ne distinguait plus la trame de l'étoffe. Il regardait autour de lui d'un air absent et las. C'était un territorial, à la figure sérieuse, ravagée par la fatigue, et cependant douce, malgré sa rude moustache. Il se tenait là, immobile, sans rien dire. Avec son manteau couleur de fange sèche, ses souliers devenus jaunes à force d'être enduits de bourbe, il avait un aspect horrible ; et magnifique... Il y eut un silence. Je regardais cet homme. Ii était comme une évocation poignante des tranchées. La terre de son pays, si âprement défendue, fossé après fossé, pied à pied, motte par motte, l'avait entièrement revêtu. Il était tout habillé de terre, drapé dans de la terre. Et je voyais les hommes de là-bas, tous semblables à celui-ci, qui, à force de se serrer contre leur terre pour la défendre mieux, eux s'identifiant à elle, elle adhérant à eux, sont devenus comme de la terre vivante... Je l'entraîne dans la salle où l'on a préparé son lit, nous l'aidons à se déshabiller. Au moment où je lui ai enlevé sa capote et où je la tiens respectueusement sur mon bras, toute raide et alourdie, il me demande de la lui garder ainsi, de ne pas la laisser nettoyer. Cet homme, un ouvrier, sent donc obscurément, lui aussi, tout ce que symbolise ce vêtement boueux. Il s'y est attaché. 11 voudrait conserver cette terre... J'emporte la capote dans la galerie et je la dépose à côté des gros souliers que l'ors vient de retirer aux nouveaux. Il y a là ceux de l'amputé qui ne s'en servira jamais plus et deux autres paires... Ils sont si recouverts de boue qu'on les dirait pris dans un moule, le cuir devenu rigide, les plis du cuir durcis comme de la pierre. Et, de nouveau, c'est l'évocation obsédante, plus proche, plus criante. Les gros souliers pétrifiés qui conservent la forme du pied |