532 REVUE DES DEUX MONDES. Combien doivent être couchés sans vie parmi tous ces corps que l'on ne devine plus d'ici, et quel terrible voisinage ce doit être pour les vivants étendus côte à côte avec les cadavres de leurs compagnons d'armes ! L'accent varie selon les tempéraments et les circonstances. J'entends encore dans mon oreille la voix d'Henri Libermannracontant un autre épisode de la Marne, au-dessous des Marais de Saint-Gond, la minute décisive où, débordé de toute part, et néanmoins impassible, résolu à vaincre, sûr de vaincre, le général Foch ose ramener de sa gauche vers sa droite, de Mondement vers Conantre et Fère-Champenoise, la 42e division, et, surprenant l'ennemi, transforme la défaite en éclatante victoire. Dans le carnet d'Henri Libermann, c'est une héroïque apparition que celle de cette 42e division dont les lignes bleues et rouges avancent en bel ordre : Le soleil écrit-il, le soleil prêt à disparaître, rougit l'Occident d'un immense embrasement, éclaire de ses derniers feux le général Grossetti à cheval au milieu de son état-major. Tout plie devant lui. Immobile, statue équestre, il semble dans le triomphe l'image même de la victoire. « Tout plie devant lui, » comme dans la phrase que j'ai citée du Conscrit de 1813. Et ce rappel, c'en est un, n'en doutons pas, ce rappel me touche ; car je n'en conclus pas que celui qui parle manque de sincérité, qu'il vise aux effets de style, j'en conclus que pour avoir si présent à l'esprit et en une telle heure un livre qu'on lit d'ordinaire à douze ou treize ans, il fallait qu'Henri Libermannfût très jeune, et, en effet, au 2 août 1914 il n'était encore qu'un petit saint-cyrien. ** Cette note épique, ces chants ; de clairon sont d'ailleurs chose assez rare dans les Carnets de route. Si c'est par crainte d'exalter l'humeur guerrière de nos enfants qu'on a jusqu'à présent évité de les leur faire lire, il n'y a vraiment pas de crainte moins justifiée. Chacun sait quel spectacle a offert le front pendant plus de quatre ans, et s'il y avait là rien de semblable à l'ancienne épopée, aux triomphales fanfares et aux chevauclié is enivrantes. Ce qui se voit dans les Carnets, ce sont |