620 REVUE DES DEUX MONDES. que j'ai gardé d'un diner que nous fîmes, mon père et moi, chez le ministre d'Espagne, le célèbre Donoso Cortès, repas prié depuis plus de trois semaines, c'est-à-dire plus de huit jours avant le coup d'État. Montalembert en faisait partie, et il venait de publier le matin dans l'Univers, une lettre de quasi adhésion au coup d'État, triste pièce dont il a toujours été embarrassé depuis lors, et qu'il n'a pas insérée dans ses oeuvres complètes. Presque tous les convives, au nombre desquels étaient M. Drouyn de Lhuys, déjà ministre in petto, et Mme Thayer, fille du général Bertrand, née à Sainte-Hélène où son père tenait compagnie à Napoléon, comblèrent l'auteur de la lettre d'éloges. Nous ne savions trop, mon père et moi, quelle figure faire, et nous nous retiràmes de bonne heure, sans être retenus. Je reste donc convaincu que si Louis Bonaparte avait voulu maintenir son pouvoir dans une ligne de modération tempérée et semi-libérale, il aurait rallié à peu près tout le monde social et politique, à l'exception de quelques-uns trop compromis contre lui ou en faveur des Princes d'Orléans. Il avait nommé d'office le premier jour une commission, où il avait fait entrer, sans les consulter, ceux qui ne lui avaient pas fait à l'Assemblée d'opposition trop directe. Montalembert et mes amis Mérode et Moustier en faisaient partie. S'il eût réuni deux ou trois fois ce petit parlement modéré, et s'il lui eût proposé une constitution, où, en se faisant une large part à lui-mème, il en aurait laissé une petite à d'autres, on lui aurait tout accordé sans marchander ; seulement, il aurait fallu le lendemain compter encore avec quelqu'un. C'eùt été un régime sérieusement représentatif, et non une autorité dictatoriale et absolue. Que serait-il résulté de ce tournant plus doux donné aux événements ? Dieu le sait, on peut raisonner sur l'inconnu en liberté. Peut-être moins d'éclat au début, des victoires moins retentissantes, un règne moins fastueux, mais une catastrophe aussi moins terrible, et un dénouement moins tragique. Quoi qu'il en soit, on ne fut pas longtemps sans se convaincre que rien de pareil n'était dans l'esprit de notre nouveau martre. Il voulait régner seul, sans partage et sans contrôle, et un acte de violence arbitraire que personne n'attendait, et que rien ne justifiait, ne tarda pas à inaugurer ce régime de bon plaisir. Ce |