614 REVUE DES DEUX MONDES. du quai d'Orsay. Je n'assistai pas à ce dénouement, m'étant absenté un instant pour aller chez moi donner des nouvelles à ma femme. Au retour je trouvai le défilé parti,'mais je le rejoignis à la hauteur du Pont Royal, et le suivis du regard jusqu'à la porte de la caserne. J'ai peu vu dans ma vie de plus douloureux spectacle. La tête de la colonne était formée par les. députés de la droite portant les noms les plus illustres et les plus considérables du pays : mon père, M. Dufaure, M. Berryer, M. Vitet, M. Piscatory, M. de Rémusat, etc. Cette mainmise de la force brutale sur l'élite morale et intellectuelle de la nation attestait avec une amère éloquence dans quel abîme révolutionnaire nous étions tombés. Où en étions-nous si, comme tant d'honnêtes gens en France étaient disposés à le penser, et comme l'indifférence de la foule ne le faisait que trop croire, si la société ne pouvait être sauvée que par des coups qui atteignaient ainsi dans leur dignité et dans leur conscience ceux qui devaient naturellement marcher à sa tête ? Quel état social que celui qui, pour être maintenu dans des conditions de vie, aurait eu besoin d'être serré dans un Corset de force, empêchant tous les esprits intelligents de penser et tous les coeurs généreux de battre ! Je rentrai dans un état violent de trouble et d'indignation. Mes instincts conservateurs et mes principes libéraux, que j'avais toujours tenu à honneur de concilier, livraient en moi un combat désespéré. Je gardais mon horreur pour le mal révolutionnaire, mais le remède ne m'inspirait pas moins de dégoût que le mal lui-même. J'étais d'ailleurs sérieusement inquiet, non pas, je dois le dire, pour la vie, ni même pour le sort futur de mon père, je pensais bien qu'on l'arrêtait à regret, et qu'onaurait intérêt à le ménager, mais pour l'effet que pouvait causer à sa santé, qui avait paru souffrir de la fatigue de sa vie parlementaire, une nuit passée dans un corps de garde. Aussi je me proposai, aussitôt mon repas rapidement pris, de retourner à la caserne, de tâcher d'y pénétrer, avec des vêtements chauds, et tout ce qui pouvait adoucir une pareille veillée. Nous n'étions pas hors de table qu'on m'annonça M. de Montalembert. Son nom n'avait pas été prononcé de la journée, et j'avais bien remarqué qu'il ne faisait pas partie du cortège des captifs de la rue de Grenelle. Il arrivait effectivement |