612 REVUE DES DEUX MONDES. rue de Lille : c'était refaire le chemin que nous venions de parcourir. Les chasseurs à pied et les commissaires de police qui arrêtaient les députés à domicile allaient plus vite en besogne, et avaient sur nous l'avantage de savoir ce qu'ils avaient à faire. Pendant qu'on se rendait en procession chez M. Daru, le cortège se composant d'une trentaine environ de gens de bonne volonté, on s'avisa que M. Molé, l'un de nos grands chefs, n'était pas parmi nous, et on me dépêcha en compagnie d'un député de nos amis, M. de Lagrenée, pour aller le relancer. Effectivement nous le trouvàmes chez lui, assez paisiblement établi, et ne songeant lias à sortir.ll ne fit pourtant pas trop de difficultés de nous suivre, mais il n'avait pas fait dix pas qu'il nous dit : « Et M. Berryer est-il aussi arrêté ? » Nous lui dîmes qu'on l'avait laissé libre. « Ah ! ah ! reprit-il, il faut que j'aille le dire à Julie (Mlle de la Ferté, grande amie de M. Berryer) qui s'en inquiète depuis ce matin. » Là-dessus il nous quitta, et nous restâmes ébahis à l'attendre. Mais le temps se passait ; je craignais que les ponts ne fussent coupés, et que je ne pusse rentrer chez moi, ni rejoindre mon père. Ne le voyant pas revenir, je me décidai à le laisser se conduire tcut seul. Quand j'arrivai chez M. Daru, on était sur le point d'en partir. Avis avait été donné, en effet, qu'un adjoint de la mairie du dixième arrondissement,— c'était M. Cochin, plus tard mon intime ami, mais que je connaissais alors à peine de nom, avait mis la grande salle de cet édifice à la disposition de l'Assemblée, pour tenir séance, puisque le Palais Bourbon lui était fermé. Nouvelle pérégrination, cette fois mieux motivée que la première : car là au moins on avait réussi à grouper deux ou trois centaines de députés, de manière à établir une sorte de délibération et à donner quelque valeur à la protestation qui en serait la suite. Malheureusement, la réunion était de couleur très mélangée ; et quand je pénétrai avec moi père dans cette salle de séances improvisée, je vis tout de suite que la moitié au moins était composée des plus farouches montagnards. Je m'aurais pas mis leurs noms sur leur visage que je les aurais reconnus, à la violence de leurs gestes et à leurs clameurs assez semblables à des hurlements. Rien ne ressemblait moins à la dignité de sénateurs se pré- |