484 REVUE DES DEUX MONDES. Récemment, un après-midi que je poursuivais, près de la Sernelhes, l'étude d'une falaise aux roches feld-spathiques, riches en quartz et mica, j'ai pu apercevoir Mme Jenny Harberger. Cette femme éminente, Irlandaise d'origine, si je ne me trompe, et collaboratrice de son mari, m'a, en effet, donné l'impression d'être gravement malade... Cette nouvelle me surprit au point que je répliquai au professeur Joussier, qu'il fallait vraiment arriver du désert pour songer à occuper ce manoir des frimas d'un accès impossible. N'exagérez pas, me riposta le géologue. Je garde, de mon séjour à ce château, un bon souvenir. Je lui fis remarquer que, ne l'ayant habité qu'au mois de juin, il ne pouvait pas s'imaginer l'horreur de la mauvaise saison à la Sernelhes. Comme médecin du canton, je savais ce castel perdu dans les neiges, plusieurs semaines, chaque hiver. Pour te faire comprendre le regret que j'éprouvais de savoir M. et Mme Harberger fourvoyés en cette habitation dangereuse, il faut que je t'esquisse le paysage de la Sernelhes. Jadis, au XIIe siècle, notre illustre troubadour, chasseur et rude homme de guerre, Gaston Phébus, avait cru nécessaire d'édifier à cent mètres au-dessus du col du Port, passage montagnard où, dit le proverbe, « ici le fils n'attend pas son père, » ce qui signifie qu'en hiver les avalanches y submergent en un instant les malheureux routiers, un petit château fort. Et ce castel de la Sernelhes, c'est-à-dire du glacier, se présente sous les apparences d'une pyramide en formidables blocs de grès empilés en retrait les uns des autres pour mieux résister à la poussée des pentes. Cette redoute sauvage, presque aveugle, est accrochée au nord de la montagne qui la dépasse encore de plusieurs centaines de mètres en la maintenant presque toute la journée dans l'ombre. Des pins noirs, si funèbres qu'ils semblent le cortège d'un char mortuaire, forment le cercle autour de ce castel aussi lugubre qu'un caveau dont il a d'ailleurs l'aspect. Et dix-huit kilomètres, en côte, séparent la Sernelhes de Saurat ou 111assat. En côte ! c'est-à-dire qu'on ne peut l'atteindre qu'au pas des chevaux ou des boeufs, par des sentiers où seuls les chars rustiques osent se risquer. A deux lieues tout autour du castel, la solitude farouche de cimes d'ailleurs admirabl,-s. Aussitôt franchie la ténébreuse sapinière qui fait cortège au petit chàteau, ce sont des croupes dénudées, car la terre végé- |