314 REVUE DES DEUX MONDES. ancêtres et à le ravaler au rang d'esclave qui ne connaîtra plus le repos et se vengera de ce trouble sur ses descendants. Nos médecins tuent les gens malades pour les ressusciter guéris. Prendre un cliché d'un individu est lui voler un peu de son âme : le blanc est, par excellence, un mangeur de coeurs, un fils des êtres démoniaques... » Que de motifs de haine dans tout cela 1 Mais le pire obstacle à toute espèce de rapprochement, c'est la religion : « Ah I ce qu'elle nous rend. malheureux, notre religion ! proclame une jeune musulmane d'Alger, élevée à l'européenne et à qui son père veut faire épouser un gros négociant de la rue de la Lyre : il faut s'abstenir de cela ! il faut manger ceci ! il ne faut pas toucher à celal... Les observances de la religion, chez nos notables, sont prisées non pour leur valeur morale, mais, pour leur étroitesse. Nul musulman ne les aime, mais, s'il les suit, c'est pour maintenir son esprit de race et parce qu'il déteste les innovations importées dans son pays par les étrangers... » Et cette jeune personne, qui a pris d'assez inquiétantes manières et un langage un peu singulier dans on ne sait trop quel milieu européen, nous parle en ces termes du sort qui l'attend après son mariage : « J'imiterai maman : je m'abrutirai ! Maman s'enorgueillit d'être une fameuse dévote. Il n'y en pas de ferré comme elle sur les pèlerinages, les plats qu'il convient de manger pendant le ramadan, les choses pures‘ impures et tolérées... Aux jours convenables, elle se rend, avec sa négresse, aux Sept- Sources où l'amine des noirs sacrifie pour elle des poules et invoque des. djinns. Je pleure rien qu'à supposer que, telle maman, je m'astreindrai à vivre, plat sur derrière, des aprèsmidi complets, sur mes tapis, dans la galerie de mon patio, entre deux pots de réséda, à bavarder sans trêve avec les voisines, à prendre parti pour la femme du portefaix rouée de coups par son mari, à réciter constamment des incantations contre les embûches des démons familiers, qui pourraient me provoquer à choir dans les escaliers !... En vérité, c'est à désespérer !... » r Assurément, c'est une rude entreprise que de vouloir changer ces âmes-là ! Il y faudra beaucoup de temps et de ménagements., Et c'est la conclusion que Robert Randau met dans la bouche d'un Cheik vénérable, avec qui il vient de s'entretenir de jeunes Tunisiens élevés, eux aussi, à l'européenne : « Ils ne sont plus musulmans, dit le Cheik, et ne sont pas encore Européens. Ils |