260 REVUE DES DEUX MONDES. Que lui était-il arrivé ? La Mion, pauvre paysanne, ne connaissait guère le monde. Elle n'avait jamais rien compris aux aventures de Joseph, mais elle savait, ce qu'ignoraient les gens de Montâlbe, que le cadet des Lapeyrade avait tâté de la prison pour dettes et que madame s'était saignée à blanc pour le sauver... Et puis il avait fait ce mariagel... Un grand malheur pour la famille, mais après tout, Joseph avait une maison, un état... Employé du Gouvernement, c'est un beau métier, qui refait l'honneur d'un homme et lui assure le pain de ses vieux jours... Que se passait-il donc ?... La mauvaise femme était-elle morte, ou partie avec un galant ? Joseph avait dit : « Je me tuerai ». Et s'il avait tué quelqu'un, par droit de vengeance ? Quand on a épousé une gourgandine, on est trompé, c'est inévitable. Mme Lapeyrade le disait crûment : « Joseph sera... » Et cette idée la faisait rire, tant elle détestait son fils ! Et lui qui arrivait ainsi, pour la voir 1... Certes, il ne la verrait pas... La 11Iion le ferait partir, dès l'aube, après qu'il aurait dormi... Quel trouble dans cette faible tête ! La Mion sent la catastrophe, quelque chose d'épouvantable, qui est entré, avec Joseph, dans la maison... Jamais ses pensées n'ont couru si vite, comme l'eau de la Dronne sur les cailloux, après un orage... Elles filent, filent, tourbillonnent, ces pensées ! Mais la Mion se tait par crainte et aussi par respect de l'incompréhensible douleur. Son âme rustique a foi dans la vertu de la viande et du vin qui fortifient les désespérés. « Pleure, mon pauvre ! mais d'abord, mange. Le pire mal,c'est encore la faim. » Il mange, tête baissée. D'où vient-il ? Ses habits sont mouillés ; ses bottes gardent la trace d'une boue blanchâtre qui est bien de 11lontalbe. S'il est arrivé, à six heures, par la diligence, il n'a pas dû traverser la ville. Il a pris le chemin des Remparts, glissant, dangereux la nuit, et il a rôdé en attendant l'heure où il savait trouver la Mion seule dans la cuisine... Pauvre 1... Pauvre ! Ce mot, répété, avec le plaintif accent patois (Paoubre !... Paoubre), exprime l'infinie compassion de la servante. Joseph ne répond pas. Il mange. Comme il parait vieux, bien plus vieux que son frère aîné 1 Un poil brun salit ses joues molles, tombantes. SJs yeux saillants, qui furent beaux, ont des poches |