350 REVUE DES DEUX MONDES Je ris et je finis sa phrase. - Une bourgeoise, n'est-ce pas ? - Non, pas une bourgeoise ; je dirais plutôt une aristocrate, et ce n'est pas du tout la même chose... Je m'y connais, moi, camarade Alina, et dire que j'ai été arraché à la charrue pendant la guerre, quand j'avais seize ans 1 Pendant qu'il parlait, je revoyais le cimetière du carnage, la longue file des croix fuyant vers l'horizon gris-bleu du ciel russe ; je demandai : - Avez-vous tué beaucoup de monde, camarade commandant ? Il secoua la tête et sourit : - Tuer, vous savez, camarade Alina, ce n'est qu'une affaire d'habitude. A seize ans, j'avais peur de tuer une poule ; ma pauvre mère se moquait de moi et c'était elle qui égorgeait ses poulets à Pâques ou à Noël.:. - Et maintenant ? - Oh 1 je vous tuerais, s'il le fallait, sans que ma main tremble... Tuer un homme, ce n'est rien du tout. Il rit. Ses yeux enfoncés brillent. Je précise : - Vous avez fusillé des bourgeois ? —Bien sûr 1 sans cela comment aurais-je pu être élu colonel ? J'ai donné toutes les preuves d'un bon communiste. J'ai tué non seulement des bourgeois, mais des bourgeoises ; j'ai tué jusqu'à des femmes que j'aimais... - Par jalousie ? Non...comme ça ! J'insistai : - Vous aviez une raison pourtant ? - Peut-être. Je vais vous raconter. Avec vous, je me sens en confiance. Nous étions à Kiev, j'ai connu une jeune ouvrière. Elle était gentille, elle m'aima. Or, quand les blancs approchèrent, il fallut quitter la ville par ordre de Trotzky. Alors je me suis dit : elle va en rencontrer un autre, elle l'aimera, elle le caressera comme moi ; et la dernière nuit, pendant qu'elle dormait, je lui ai logé une balle dans la tête... J'en ai tué bien d'autres, des femmes et'pour la même raison.. Je les tue et aussi je les tourmente : elles aiment cela. Un camarade qui lit les romans me l'a dit : les femmes aiment à être battues. Il était évident que le colonel posait devant moi. I1 voulait |