344 REVUE DES DEUX MONDES. corps des cadets et moi je suis devenu apprenti chez un tailleur ! Ce n'était pas gai, j'avais le goût des sciences, je serais devenu docteur ou avocat, si votre avarice... Ces paroles sont dites sur un ton de haine si farouche qu'elles effrayent Daria Ivanovna : elle essaie de l'apaiser. - Tu as eu de la chance, Timochka. Si j'avais prévu la Révolution, j'aurais fait de mon fils un ouvrier. Toi, tu es aujourd'hui président de la Tchéka, tu peux mettre en prison et fusiller n'importe qui, tandis que mon Boris, tout officier de la garde qu'il était, et mon mari tout sénateur qu'il fùt, ont dù prendre la fuite. Timochka se mit à rire, d'un rire mauvais. Oh ! pour être maligne, vous l'êtes ! Vous savez endormir le mal de dents, mais moi quand je pense à tous ces souvenirs, je me sens capable de vous faire arrêter, d'autant plus que je suis sûr que vous avez ici beaucoup d'or... vous étiez riche et vous ne dépensiez pas. La discussion va se poursuivre. Mais Daria Ivanovna a pris la main de Timochka et a mis dedans quelque chose de brillant. — Voilà cinq roubles en or, Timochka, lui dit-elle, c'est tout ce qui me reste. Toi, tu es jeune, achète-toi ce que tu veux. Timockha met la monnaie dans sa poche d'un geste calme. - Bien, dit-il ; maintenant, regardez cela. Cela vous plaît ? Et il exhibe une superbe montre au boîtier endiamanté. Où l'as-tu prise ? - Je l'ai achetée. Belle chose, n'est-ce pas ? — Très belle. Je demande : — Mais alors, camarade président, vous aussi vous aimez les « belles choses » ? - Naturellement. Les bourgeois en avaient trop, et nous, nous n'en avions pas ! Eh 1 on en a aujourd'hui, il est temps 1... Il s'en va. Quand il est parti, Daria Ivanovna me dit douloureusement : - Qui croirait que c'est moi qui ai élevé ce monstre ? J'ai répondu après un bref silence : - Mais si, on le croit volontiers... Vous lui avez communiqué le goût des belles choses. C'est pour elles qu'il fait la guerre des classes. |