340 REVUE DES DEUX MONDES. Je m'en vais, qu'elle garde ses pommes de terre dans son piano ! ** Je suis rentrée à h maison. J'y ai trouvé, avec Daria Ivanovna son locataire, le camarade Stéphane, commandant d'un régiment. 11 s'est incliné galamment devant moi, quand mon hôtesse me l'a présenté ; on voit qu'il tâche d'imiter les anciens officiers de l'armée impériale. Je vois d'abord ses mains énormes, habituées a tuer ; puis son nez aplati et ses yeux méfiants ; il ressemble à un animal des forêts. Il dit : « Ousque... j'avons... j'allons... » mais tout en s'essayant à la galanterie. - Ah 1 dit-il en me regardant, vous n'avez pas l'habitude du travail dur, j'en suis déshabitué moi-même. A l'espèce de douceur qu'il met dans sa façon de me parler, je comprends que je lui plais. J'ai les cheveux blonds, des yeux couleur de bleuet : je suis son type. - Et vous venez de Moscou ? Très bien, camarade, il y a la famine là-bas, et ici on ne manque pas de pain. Daria Ivanovna intervient : Non, mais on manque de sucre. - Du sucre ? Mais j'en avons, moi ! Ce sera pour mademoiselle. Il ne me quitte pas des yeux, sort de sa poche un petit paquet et le pose sur la table. - Voici, vous aurez tout ce qu'il vous faut, mademoiselle. Daria Ivanovna, vous pouvez disposer du pain blanc qui est dans ma chambre. Il soupire. - Je regrette beaucoup de ne pouvoir rester : ce soir, un camarade va faire une conférence aux camarades de l'armée rouge et je dois y aller, puisque je suis commandant. Je fais fonction de colonel, vous savez, mademoiselle ? Je n'ai pas l'air émerveillé. Je lui demande à brùle pourpoint : - Pourquoi avez-vous fusillé vingt-quatre personnes ce matin ? Vous les plaignez ? Vous êtes donc contre-révolutionnaire ? - Je plains tous ceux qu'on tue. Je vous plaindrais aussi. |