338 REVUE DES DEUX MONDES. - Je n'ai rien en ce moment, j'ai vendu ma dernière broche, un saphir, pour avoir des souliers.. - Et vous n'avez rien conservé ? Moi, j'ai de si belles choses » ! Je vous les montrerai. Elle répète ce mot : « choses » jusqu'à m'en fatiguer les oreilles... Puis, elle passe dans sa chambre à coucher. Je la vois s'approcher du mur, en face du grand lit confortable aux taies d'oreiller brodées au point de Bruxelles, travail ancien des serves de ses aïeules. Elle soulève quelques robes, quelques vieilles jupes et cherche les « choses » à tàtons. Je bois du thé de carotte séchée. Un morceau de navet cuit me sert de sucre, mais je mange du pain blanc avec du beurre : il y a plus d'un an que je n'avais tenu du pain blanc entre mes mains. Daria Ivanovna, revenue auprès de moi, ne peut pas manger. Elle est toute au deuil de la ville. Elle sanglote, sa queue de souris sursaute sur ses épaules. - Tous sont morts, murmure-t-elle ; pourvu que la Tchéka n'apprenne pas que leurs « choses » sont ici ! A ce moment, un homme entre, essoufflé ; il a une casquette sur la tête, la veste noire des paysans et un pantalon gris. Ah ! s'écrie Daria Ivanovna, ah ! Semen Gregorievitch, que je suis contente de vous voir ! on ne vous a pas fusillé, vous ! - Par miracle... Ils m'ont oublié... Quel démon que votre Timochka - Timochka ne pouvait rien faire ! C'est Seidel, ce juif de Saratoff, qui a demandé leur mort. Mais j'ai oublié de vous présenter : M. Karseff, Mile Alina Astroff qui arrive de Moscou. M. Karseff me salue courtoisement, en homme du monde. - Et que se passe-t-il à Moscou, mademoiselle ? - Ce qui se passe ici. On fusille, on perquisitionne. On meurt de faim. - Pas les communistes ? Ceux-là ne meurent pas de faim. - Que comptez-vous faire, Semen Gregorievitch ? - Je suis venu vous dire adieu. Je pars pour Tzaritzine, chez Dénikine. Si je le rejoins, je suis sauvé ; sinon... - Et pourquoi partez-vous ? demandé-je. On vous soupçonne ? Il sourit. — J'étais propriétaire et la Tchéka soupçonne tout le |