82 REVUE DES DEUX MONDES. sienne ; ce coeur si vivant, et qui avait tant besoin de se répandre, a d'abord tué sa raison et a fini par dévorer sa vie. Il me vient une pensée effroyable... Je crains qu'elle n'ait attenté à ses jours. Grand Dieu ! faites que cela ne soit pas, et ne permettez pas qu'une si belle âme soit, morte votre ennemie. Ayez pitié d'elle, û mon Dieu, ayez pitié d'elle ! On ne nous a pas conservé de portrait de Lucile. Mais quel portrait vaudrait les pages immortelles des Mémoires d'outretombe ? Grâce à ce frère, dans le souvenir duquel elle désirait passionnément survivre, Lucile de Chateaubriand est devenue l'émule et comme la soeur de ces nobles créations féminines des grands poètes tragiques, une Électre, une Antigone, une Monime, une Iphigénie, et, comme ces douloureuses et tendres fictions de la poésie et de l'art, elle est assurée de demeurer éternellement dans la mémoire des hommes ; elle y restera le symbole un peu mystérieux, mais infiniment touchant de la tendresse fraternelle. Et d'autre part, ce que nous savons ou entrevoyons de sa personne vivante et de sa destinée mortelle nous la rend, s'il est possible, plus chère encore. Elle avait une âme de poète, et de poète romantique. Exaspération maladive de la sensibilité, exaltation de l'imagination, mélancolie profonde, ardeur religieuse, amour de la nature, attachement à son moi, tous les traits qui caractérisent l'état d'âme romantique, nous les retrouvons en elle. C'est peu de dire qu'elle ressemblait à son, frère ; il faut dire que son âme s'est en quelque sorte extravasée dans celle de son frère. Par elle celuici a eu la révélation et a pris conscience de son génie. Les circonstances, une vie plus libre, moins repliée sur elle-même, plus féconde en divertissements, un organisme plus robuste, un don d'expression plus facile ont permis à François-René tout à la fois de mieux résister au « souffle divin », à l'assaut tumultueux des sentiments et des pensées qui se pressaient en lui, et de les traduire en formules libératrices. Moins heureuse que lui, Lucile s'est laissé consumer par la flamme ardente qui brûlait en elle, et qui ne trouvait pas au dehors de suffisantes issues. N'ayant jamais vécu que pour son frère, elle a pu se dire en mourant qu'elle avait accompli son destin : c'est à elle lue nous devons le poète d'Akita et du Génie du Christianisme., VICTOR GIRAUD. |