80 REVUE DES DEUX MONDES. toute justice et de toute vérité. Il n'y a qu'un déplaisir auquel je crains de mourir difficilement, c'est de heurter en passant, sans le vouloir, la destinée de quelque autre, non pas par l'intérêt qu'on pourrait prendre à moi. Je ne suis pas assez folle pour cela... » Touchant et douloureux scrupule. La présence de son frère lui est « essentielle » ; le son de sa voix lui est un apaisement. Mais sa tristesse ne fait que croître « J'éprouve quelquefois une grande répugnance de coeur à boire mon calice... Je ne m'occupe presque plus que de Dieu et je me borne à lui dire cent fois par jour : Seigneur, hâtezvous de m'exaucer, car mon esprit tombe dans la défaillance. » Enfin, Chateaubriand reçoit d'elle une lettre déchirante, où les plaintes injustifiées se mêlent aux plus tendres souvenirs des jours révolus : « Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de ma présence ; pense que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités. Ma vie jette sa dernière clarté, lampe qui s'est consumée dans les ténèbres d'une longue nuit, et qui voit naître l'aurore où elle va mourir... Je ne te parlerai point de notre adolescence, de l'innocence de nos pensées et de nos joies (1), et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te retrace le passé, je t'avoue ingénument, mon frère, que c'est pour me faire revivre davantage dans ton coeur... Quoi ! mon frère, serais-je aussi pour toi un sujet d'éloignement et d'ennuis ?... » Au reçu de cette dernière lettre, Chateaubriand accourt auprès de sa soeur : « elle faisait visiblement des efforts pour rappeler ses idées, et elle avait, par intervalles, un léger mouvement convulsif dans les lèvres. » Il la calme, l'approuve de changer encore une fois de résidence, et lui propose de lui laisser Saint-Germain, le vieux serviteur de Mme de Beaumont ; elle accepte avec plaisir, mais refuse de l'accompagner à Vichy. Avant de partir, il alla la revoir : elle fut affectueuse, lui parla de ses écrits. « J'encourageai au travail le grand poète, nous dit-il ; elle m'embrassa, me souhaita un bon voyage, me fit promettre de revenir vite. » Et ils se séparèrent, lui avec l'espoir que l'hiver suivant, elle consentirait à vivre avec sa femme et lui. Trois mois se passent, et au retour de Vichy, il s'arrête avec Mme de Chateaubriand à Villeneuve, chez les Joubert. Saint-Germain l'a rassuré sur la santé de Lucile, mais (1) Ce témoignage est peut-être la meilleure réponse qu'on puisse opposer à ceux qui voudraient identifier Lucile avec l'Amélie de René. |