74 REVUE DES DEUX MONDES. souscrire au pharisaïsme paternel. Il ne semble pas que Chateaubriand, qui, pourtant, dans une circonstance analogue, avait su se reprendre à temps, ait vu dans cette première union un obstacle à un mariage avec Lucile. Celle-ci était trop délicate et trop chrétienne pour en juger pareillement. Elle fut intransigeante, et, réprimant ses sentiments personnels, elle sut résister aux séduisants sophismes que l'amoureux éconduit ne manqua pas d'invoquer pour ébranler sa constance. Mais dans cette âme déjà si troublée, on devine quels orages et quelles luttes morales dut déchaîner ce nouveau drame intime, et l'on se sent ému d'une profonde pitié pour la malheureuse femme que le bonheur fuit toujours, après l'avoir si souvent tentée de son insaissable mirage. De cette tragédie, nous ne connaissons pas tous les détails. Mais, à travers quelques pages de Lucile et de Chênedollé, nous en entrevoyons les épisodes essentiels. Le poète, en recevant la lettre où Mme de Caud lui exprime sa volonté formelle de ne pas se remarier, s'est promis de la faire revenir sur sa décision ; il demande qu'on veuille bien le recevoir. Lucile, qui est au château de Lascardais, chez sa soeur, Mm de Chateaubourg, laquelle est fort opposée à ce mariage, déclare d'abord que cette entrevue « n'est guère possible » ; mais elle finit pourtant par y consentir. Et les deux amoureux se revoient enfin. Chênedollé a dû être si passionné, si éloquent, si persuasif, que Lucile semble s'être laissé un peu fléchir. « Chère et céleste amie, lui écrit-il, je désire que vous gardiez toujours la parole que vous m'avez donnée. Sans ce mot charmant : Je ne dis point non, je serais reparti la mort dans le coeur ; mais cela ne suffit pas, chère Lucile ; il faut que vous preniez des mesures pour que nous nous voyions promptement ; il faut que vous vous déterminiez promptement et que vous soyez entièrement à moi avant cet hiver. Je ne vois de bonheur que dans notre union, et je sens que vous êtes la seule femme dont les sentiments soient en harmonie avec les miens, et sur laquelle je puisse me reposer dans la vie. » Et cette demi-faiblesse de Lucile nous la rend plus touchante encore. Mais elle s'était vite ressaisie, et elle ne répondait plus aux lettres de Chênedollé. Ils se revirent pourtant une dernière fois à Rennes ; mais ce fut pour de tragiques adieux. Laissons parler le poète : il n'y a pas, dans toute son oeuvre, d'élégie qui vaille quelques fragments de son Journal intime : |