68 REVUE DES DEUX MONDES. ce coeur blessé que le bonheur semblait fuir. Ce fut bien pis encore quand Mme de Chateaubriand, puis Julie, à un an d'intervalle, moururent à leur tour. « La mort de Mme la comtesse de Farcy, soeur qu'elle aimait tendrement, nous dit Chateaubriand, accrut la tristesse de Mme de Caud. Elle s'attacha ensuite à Mme de Chateaubriand, ma femme, et prit sur elle un empire qui devint pénible, car Lucile était violente, impérieuse, déraisonnable, et Mme de Chateaubriand, soumise à ses caprices, se cachait d'elle pour lui rendre les services qu'une amie plus riche rend à une amie suscceptible et moins heureuse. » Ces quelques lignes nous en disent assez long sur le caractère de la pauvre femme. Nature très tendre, exaltée, maladive, elle éprouvait le besoin de s'attacher à quelqu'un ; mais sa tendresse était ombrageuse, exigeante, tyrannique ; sans le vouloir sans doute, elle faisait souffrir ceux qu'elle, aimait le mieux et qui peut-être oubliaient quelquefois qu'elle n'était pas entièrement responsable de ses gestes. Hélas ! les âmes comme celle de Lucile ne sont faites ni pour connaître le bonheur, ni pour le donner. On voudrait connaître les sentiments qu'elle éprouvait pour le frère exilé dont les nouvelles indirectes devaient être bien rares, mais dont l'Essai sur les Révolutions avait été, sinon lu, tout au moins connu, — et déploré, par « tout ce qui pensait et faisait profession non seulement- de piété, mais de raison » en Bretagne. Il est permis de croire que, toute pieuse qu'elle fût, Lucile fut plus indulgente que sa mère et sa soeur aux « erreurs » fraternelles, qu'elle n'avait pas, comme Julie, « pris la littérature en haine », et qu'elle n'aurait pas, comme Julie encore, mis son frère en demeure de « renoncer à écrire ». Chateaubriand nous raconte que, en 1787, pressé par son frère de se faire présenter à la Cour, il avait commencé par décliner fièrement cet honneur. Mme de Marigny, ayant lu « cette réponse romanesque », « jeta les hauts cris ». « On appela, dit-il, Mme de Farcy, qui se moqua de moi. Lucile m'aurait bien voulu soutenir, mais elle n'osait combattre ses soeurs. » J'imagine que, dix ans plus tard, sans lui donner certes raison, Lucile « aurait bien voulu soutenir » encore l'auteur du chapitre Aux Infortunés. Les larmes et la mort de sa mère, la lettre et la mort de Mme de Farcy eurent sur Chateaubriand l'effet que l'on sait. |