66 REVUE DES DEUX MONDES. Châtenet, passé des jours et des nuits bien tristes auprès du lit de ma soeur. Il est si douloureux de voir souffrir une personne qu'on aime ! » S'il s'agit de Lucile, nous sommes tentés de pardonner au chevalier le mauvais goût qu'il affectait tout à l'heure. Deux ans après, laissant à Paris ses deux soeurs qui avaient avec lui assisté au début de la Révolution, il partait pour l'Amérique. A son retour, il retrouva Lucile auprès de sa mère, à Saint-Malo : les deux femmes l'accueillirent tendrement, mais songèrent à le faire émigrer. Il était à peu près ruiné : Lucile avait une amie, « blanche, délicate, mince et fort jolie », et qu'on croyait riche, Mile de Lavigne ; elle crut, l'imprudente, faire deux heureux en mariant son amie et son frère. Celui-ci se laissa faire, et le mariage religieux, béni par un prêtre non assermenté, eut lieu secrètement. Mais la justice intervint : en attendant l'issue de son procès, on mit la nouvelle I1Ime de Chateaubriand dans un couvent où Lucile s'enferma avec elle. Et le jugement rendu, François-René partait pour Paris avec sa femme et ses deux soeurs, Lucile et Julie. Quelques mois après, il émigrait avec son frère, confiant sa femme à Lucile. Ce « voyage d'agrément » ne devait durer que peu de temps : il dura huit ans. Réfugiées en Bretagne pendant la Terreur, les trois jeunes femmes, « regardées comme suspectes », et payant probablement pour l'émigration de leurs proches, furent jetées dans les prisons de Rennes : « il avait été question de les enfermer au château de Combourg, devenu forteresse d'État. » 11 semble que Lucile aurait eu, si elle l'avait voulu, échapper à ce triste sort : « Lorsque tu partis pour la seconde fois de France, écrivait-elle plus tard à son frère, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis promettre de ne m'en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j'ai tendu volontairement mes mains aux fers et je suis entrée dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. » On devine ce que durent être, pendant ces neuf mois de réclusion, la vie et les pensées de ces trois pauvres femmes : il est à croire que la sensibilité de Lucile, déjà trop naturellement portée aux idées noires, en fut profondément affectée. Elles furent sauvées par le 9 Thermidor. Pendant ce temps, la mère de Lucile et de Julie avait été transportée de Bretagne dans une prison parisienne pour y subir le sort de son |