58 REVUE DES DEUX MONDES. retirer, on lui fait regarder sous les lits, dans les cheminées ; de vieilles légendes fantastiques, des histoires de revenants et de voleurs occupent tout le temps du coucher des deux femmes qui se mettent au lit mourantes de peur, et s'endorment en rêvant du sire de Beaumanoir et de Jehan de Tinténiac, ou du Moine et du Pèlerin d1). Pendant ce temps-là, le jeune chevalier a regagné son lointain donjon ; les domestiques rentrent dans leur souterrain ; et dans le vieux château solitaire, aux cris des chouettes et au bruit du vent, ces huit personnes., toutes séparées les unes des autres, cherchent comme elles peuvent un sommeil réparateur. ** Une telle éducation était faite pour replier l'âme sur ellemême et pour exalter une imagination que les réalités et les quotidiens contacts de la vie commune n'ont pas atteinte et disciplinée. « Le petit François », que ses années de collège ont mêlé davantage à ses semblables, doit certainement à la vie de Combourg une bonne part de sa personnalité morale et littéraire. Lucile, qui n'avait pas, comme lui, pour réagir contre la solitude familiale, les impressions du dehors, a été comme envoûtée par l'ennui morne et la tristesse profonde qui émanaient de ces vieux murs. « Infiniment moins jolie que Julie, elle était grande et d'une beauté remarquable, mais sérieuse. Son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs : elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d'elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de souffrant. » Elle avait hérité de la grande piété de sa mère, qui en était charmée et qui, la voyant, pour ses lectures pieuses, rechercher quelque oratoire champêtre, la comparait aux chrétiennes de la primitive Église. Mais elle était en proie à des désespoirs sans cause, à « des accès de vapeurs noires » que son (1) Ces vieilles histoires figuraient dans l'une des versions primitives des Mémoires d'outre-tombe, celle qui en 1834 fut lue à l'Abbaye-aux-Bois, et, au dire de Sainte-Beuve, elles étaient contées « dans une langue créée, inouïe ». Jules Janin nous a conservé un résumé de la légende du Moine et du Pèlerin (voyez les Lectures des Mémoires de M. de Chateaubriand, Paris, Lefèvre, 1834, p.39). Le Manuscrit de 1826 a conservé deux histoires de voleurs. Sans doute Chateaubriand a jugé que ces récits formaient longueur, car il les a supprimés dans sa rédaction définitive. |