22 REVUE DES DEUX MONDES. IV Le ciel s'éclairait. On ne voyait pas le soleil, mais l'ouate des nuages devenait une vapeur grise, où glissait un disque blanc. Le général, tête nue malgré le froid, fumait son cigare, et marchait de long en large, pensivement. La terrasse se développait en longueur devant les six fenêtres et les deux portes vitrées du rez-de-chaussée. On était là comme à l'avant d'un vaisseau formé par la colline de Montalbe. A droite, des maisons superposées se cramponnaient à la pente du roc. A gauche, les toits rouges, les jardins, les petites places plantées d'ormes défeuillés, le clocher de Sainte-Praxède, la façade romane saccagée par les huguenots, la mairie, l'école, et très haut, le donjon écorné des ducs de Montalbe, composaient un bloc de rochers, d'édifices, d'arbres, tel qu'on en voit dans les tableaux des maîtres primitifs, derrière les Nativités ou les Calvaires. On aurait pu distinguer, comme dans ces paysages tout en hauteur et minutieusement détaillés, les intérieurs des chambres, les étalages des boutiques, les gens dans les rues, les charmilles et les bancs des places ; mais il aurait fallu s'incliner sur la murette aux deux extrémités de la terrasse, de même qu'à la proue du navire, il faut, pour apercevoir l'horizon qu'on laisse derrière soi, se pencher sur le bordage. Quand on était au milieu de la terrasse, Montalbe disparaissait. On était vraiment suspendu dans l'air au-dessus du faubourg et l'on avait devant soi une immense étendue bleuâtre et brune, tachée de neige persistante et traversée par la Dronne couleur d'étain. La vallée s'élargissait en montant vers les plateaux de la Double, tout violets de châtaigneraies, et les longues lignes calmes de ce paysage, vu ainsi à vol d'oiseau, n'étaient rompues que par ces éminences en forme de tumulus, isolées, hautes comme des collines, qui marquent peut-être des sépultures gauloises et qu'on appelle dans le pays des « terriers ». Alexandre Lapeyrade regardait dans cette direction, et mâchonnait son cigare. La Chaubille était là-bas, sur l'autre rive de la Dronne, à une lieue de Montalbe, cachée par un mouvement du sol. |