174 REVUE DES DEUX MONDES. D'aucuns virent un contraste entre ce cri de « ralliement » et le message que, seize ans plus tôt, il adressait au Comte de Chambord pour lui conseiller un coup d'État : on exhuma ce vieux document, pour assourdir les échos de la Marseillaise, jouée par ses Pères Blancs. D'autres l'accusèrent de capituler devant une législation antireligieuse contre laquelle plusieurs fois s'étaient dressés ses mandements. Il laissait dire, sans rien regretter : Français et missionnaire de la France, il lui paraissait qu'en souhaitant qu'un progrès s'accomplit vers l'unité morale de la mère-patrie, il représentait les intérêts de la plus grande France, en même temps que la pensée de Léon XIII. « L'Église, disait alors le Pape à Blowitz, ne s'attache qu'à un seul cadavre, à celui qui s'est lui-même attaché sur la croix (I) ! » Lavigerie pensait de même, lui qui avait naguère déclaré, le jour où il avait reçu la calotte cardinalice, qu'il n n'avait jamais voulu entrelbdans les divisions et dans les passions des partis » ; lui qui se sentait n le serviteur d'un maitre qu'on n'avait jamais pu enfermer dans un tombeau (2) ». C'est une loi dans l'histoire, que les grandes libérations ne s'accomplissent qu'au prix de beaucoup de souffrances ; une fois de plus, cette loi se vérifiait. Elle se vérifiait, spécialement, aux dépens des oeuvres missionnaires ; on calcula qu'en six mois, le mécontentement produit par le toast d'Alger frustrait de trois cent mille francs leur budget d'apostolat et de rédemption ; il semblait qu'un certain nombre de catholiques de France voulussent punir le cardinal par une grève de la charité. L'heure était bien mal choisie pour cette vindicative réponse, aussi nocive aux intérêts de l'Église qu'aux intérêts de la France. Car, à ce moment même, la Compagnie impériale de l'Est Africain, soutenue par l'Angleterre, ne visait à rien de moins qu'à faire de l'Ouganda, sous le protectorat anglais, un État protestant. n Nous te prions, notre seigneur, écrivaient à Lavigerie les nègres catholiques de là-bas, et nous prions tous les grands chefs de la religion d'avoir pitié de nous. Envoie,- nous des Européens qui soient bons, et ne nous imposent pas la (1) Cette magnifique parole est rapportée par M. Morton Fullerton dans les Grands Problèmes de la politique mondiale, p.105 (Paris, Chapelot, 1915). (2) Le livre essentiel sur ces événements est celui de.fil. l'abbé Tournier : le Cardinal Lavigerie et son action politique (Paris, Perrin, 1913) ; cf. Mgr Baunard, L'on XIII et le toast d'Alger (Paris, Gigord, 4914). |