Il REVUE DES DEUX MONDES. bonnet de nuit. De grandes rides nobles ne détruisaient pas la construction régulière d'un visage autrefois charmant. Le tour des paupières était meurtri, presque mauve, mais le front et les joues avaient la matité d'un ivoire. La Mion disposa le plateau sur la courte-pointe d'indienne piquée. Madame, ayant mêlé un peu de lait tiède à sa bouillie, commença de manger, lentement. La chambre, autour d'elle, s'éclairait : meubles dépareillés, tapis noir à palmettes, fauteuils en velours d'Utrecht jaune safran ; pendule et flambeaux de bronze vert, et, sur la boiserie d'un gris fané, le crucifix janséniste au-dessus d'un bénitier en faïence. Telle était cette chambre en 1794, lorsque Mme Lapeyrade y était entrée, jeune épouse, telle elle serait, au dernier jour de la veuve. Mme Lapeyrade n'y souffrait aucun changement. Elle consentait avec peine à remplacer le buis desséché du bénitier par une branche nouvelle, à chaque fête des Rameaux.'fout le reste, et même des bibelots disgracieux, de petites boites en carton perlé, des épingliers de cristal, des coquillages indiens, devait être inamovible. Pourtant, Mme Lapeyrade ne croyait pas à l' « âme des choses » ; les objets mobiliers ne parlaient guère à sa sensibilité et point du tout à son imagination. A force de les voir, elle ne les voyait plus, mais c'était, avec tout le logis, un prolongement d'elle-même. Comme jadis le lever et le coucher du Roi, le lever et le coucher de Mme Lapeyrade comportaient des rites scrupuleusement observés. Le matin, la servante éveillait Madame, à huit heures en hiver, à six heures en été : elle lui donnait sa bouillie, lui annonçait le beau temps ou, le mauvais temps, et l'entretenait ensuite des événements, maladies, procès, brouilleries, mariages, menus scandales, qui étaient ainsi commentés à huis clos dans chaque maison de Montalbe. Enfin, venait la question des repas. Madame était simple et presque austère pour sa nourriture comme pour son vêtement, mais lorsqu'elle recevait M. Pérajoux ou M. Sartis, ou les cousins Dupouy, de Ribérac, elle faisait bonne table. Sa propriété de la Chaubille, dont, par un usage immémorial, la fille aînée des Dupouy portait toujours le nom en guise de prénom, lui fournissait volailles, fruits, légumes, que la Mion mettait eu conserve pour l'hiver. La Chaubille produisait aussi d'assez hou vin. Mme Lapeyrade tirait une grande fierté de cette terre, |