168 REVUE DES DEUX MONDES. le pensait pas ; tout seul, de lui-même, parlant avec une aisance de plus en plus impérieuse le langage d'un chef d'État, — sou État, c'était l'Afrique ! il entrait en rapports avec le Portugal, demandait qu'un nouveau groupe de Pères Blancs, qui quittaient Alger pour prendre la voie du lac Nyassa, pût remonter jusqu'au Tanganyika, y retrouver Joubert, et s'en aller avec lui vers leurs frères de l'Ouganda, ensevelis dans un tourbillon d'insurrections barbares. Le Portugal permettait, et la caravane libératrice se mettait en route. Lavigerie, de son côté, se dirigeait vers Lucerne. Mais il n'y eut à Lucerne, au début d'août 1889, d'autres congressistes que deux jeunes gens représentants de dix millions de noirs, qui avaient quitté l'Amérique trop tôt pour apprendre que le Congrès était ajourné... Car l'imminence des élections françaises retenait en France la plupart des personnalités qui eussent pu représenter la France, à Lucerne, aux côtés des congressistes des autres pays ; et Lavigerie, redoutant les effets fâcheux que pourraient avoir, dans cette assemblée internationale, l'effacement de sa patrie et la prépondérance des nations protestantes, avait, le 21 juillet, par une circulaire expédiée de Lucerne, fait savoir que le Congrès n'aurait pas lieu. Mais ces deux jeunes nègres qui étaient venus là, pour rencontrer les champions de l'antiesclavagisme universel, champions de toute langue et de toute nationalité, se jugeaient récompensés de leur voyage, puisqu'ils rencontraient Lavigerie, et ils lui disaient : « Si jamais Votre Eminence met le pied en Amérique, des foules innombrables de nos compatriotes viendront acclamer le libérateur de leurs frères. » Trois mois plus tard, s'ouvrait à Bruxelles, entre les représentants des divers États, la conférence officielle pour la suppression de l'esclavage ; elle se prolongea jusqu'au printemps. Lavigerie, d'avance, dans un mémoire adressé à Léopold II, avait dessiné ce qu'il attendait d'elle. Dans son oasis de Biskra, où désormais l'hiver il tentait de refaire sa santé, il reçut de l'Ouganda des nouvelles moins inquiétantes. Mais Biskra est aux écoutes du désert : et les mystérieuses rumeurs sahariennes précisaient aux oreilles attentives de Lavigerie l'immense péril que créait en Afrique l'effervescence du senoussisme. « Chez les musulmans du XIXe siècle, avait écrit deux ans |