160 REVUE DES DEUX MONDES. cette petite armée de libérateurs eût, sur le Tanganyika, son vapeur, qui ferait la police. Une voix bientôt s'élevait dans la presse belge, celle de l'ambassadeur de Turquie, pour accuser Lavigerie de donner à la croisade projetée le caractère d'une expédition contre l'Islam. Obtenez de vos docteurs, lui ripostait en substance Lavigerie, qu'ils déclarent contraires au droit naturel et divin la capture et la vente de l'infidèle par le croyant. Mais en attendant qu'ils fissent cette déclaration, contraire aux commentaires les plus qualifiés du Coran, le cardinal maintenait : « Tous les souverains musulmans indépendants de l'Afrique pratiquent l'esclavagisme ; tous les chefs esclavagistes sont musulmans ; la Turquie n'empêche que pour la forme, et très imparfaitement, la vente des esclaves, dans ses provinces d'Afrique et dans ses provinces d'Asie ; les interprètes du Coran ne condamnent pas l'esclavagisme ; les juges musulmans qui jugent d'après le Coran ne se prononcent jamais contre lui. » Lavigerie possédait ses sources : il savait citer Nachtigal, déclarant quelques années plus tôt qu'aux yeux des musulmans du Fezzan la traite était pleinement légitime et qu'ils la considéraient comme une branche d'affaires s'accordant avec leurs convictions religieuses ; il savait citer Schweinfurth, qui jadis avait montré Mehemet Ali lui-même faisant de la chasse aux esclaves une source légale de revenus pour le Trésor ; il avait retenu ce propos, recueilli par des officiers anglais sur certaines lèvres musulmanes : « Allah destine les Africains à nous servir. » Il n'était pas à court d'arguments, et comme un journal de Paris l'accusait de crier sus au mahométisme, de vouloir armer contre les musulmans le bras séculier, et les exterminer sous couleur humanitaire, il ripostait que tout ce qu'il demandait, c'était le désarmement de ces brigands atroces qu'étaient les esclavagistes, et qu'il n'avait jamais, sa longue vie durant, crié sus à aucun homme, sous prétexte de religion. A ce moment même, les nouvelles du Tanganyika annonçaient la capture par les Anglais, en deux jours, de six boutres chargés d'esclaves, véritables squelettes fiévreux, couverts de plaies, entassés comme des harengs. L'Assemblée des catholiques allemands, tenue à Fribourg en Brisgau, recevait de Lavigerie un long mémoire. Il montrait le problème tel qu'il était : cinq cents musulmans à |