6 REVUE DES DEUX MONDES. avait épousé M11e Chaubille Dupouy, et qui avait trois fils, Eusèbe, Alexandre et Joseph. La Mion soigna ces enfants, dans leur bas-âge, pleura quand on les mit au collège, et, pendant les vacances, fut leur complice et leur victime, cachant leurs sottises et les gâtant terriblement. Au début de 1823, une apoplexie emporta M. Joseph Lapeyrade. Ses fils avaient l'âge d'homme, mais aucun d'eux ne revendiqua les panonceaux héréditaires. Eusèbe, qui était le successeur désigné, se mourait de consomption. Alexandre, jeune officier, se battait en Espagne. Joseph faisait le diable à Paris. Madame Lapeyrade, le coeur déchiré, vendit l'étude au premier clerc, Jacques Patoiseau, et lui donna, en location, une aile de la bâtisse qui avait une entrée particulière. Les pièces, formant l'élude primitive, furent démeublées et fermées. Des housses blanches couvrirent les fauteuils du salon. L'année suivante, Eusèbe Lapeyrade rejoignit son père dans le cimetière de l'église Saint-Jean. Joseph ne vint pas consoler sa mère. Il était en prison, pour dettes, et Madame Lapeyrade, afin de le tirer de Clichy, dut lui faire une avance d'hoirie qui la gêna beaucoup... Depuis, les gens de ISlontalbe avaient revu quelquefois Alexandre Lapeyrade, colonel après les journées de Juillet, puis général, à moins de quarante ans, pour faits d'armes accomplis en Algérie, et depuis 1833, aide de camp de S. A. R. le Duc d'Orléans... Mais Joseph n'était jamais revenu dans la maison paternelle. On racontait qu'il s'était marié avec une fille de rien, et qu'il devait à l'influence de son père une place de directeur de la poste dans une ville du Lot. Madame Lapeyrade ne parlait jamais de ce fils prodigue, pas même à ses deux amis les plus familiers : le curé Sartis et le président Pérajoux. Elle vieillissait, presque solitaire, vivant chez elle comme dans un couvent, soumise à la discipline de l'habitude, méfiante, secrète, économe. Ses joies ne faisaient pas de bruit, ses douleurs restaient ignorées. Sur le fourneau à charbon de bois, une marmite, qu'échauffait un feu très doux, exhalait le parfum du gibier cuit lentement, avec des aromates. La Mion versa dans un bol une bouillie de maïs, épaisse et jaune, disposa le bol sur un petit plateau, avec un pot de lait et un sucrier de porcelaine, mit le plateau bien en équilibre sur la paume de sa main gauche, et sortit de la cuisine. |