812 REVUE DES DEUX MONDES. galop. A mesure que se rapprochait la berline, les Valognais commençaient à distinguer, à travers les glaces, leur compatriote Le Carpentier, que la Convention leur dépêchait muni de pouvoirs terribles. Le représentant en mission portait un costume théâtral ; des bottes à revers, une culotte de daim jaune, un grand sabre soutenu par un baudrier noir, une ceinture tricolore, un habit bleu à revers rouges. Sous les plumes bleues, blanches et rouges du chapeau, son visage était sévère, son regard dur. A côté du « proconsul », du « moderne satrape », —termes que chuchotaient ceux des habitants de Valognes qui avaient des lettres, la citoyenne Le Carpentier était assise, parée sans doute comme à l'ordinaire d'un portrait de Robespierre et d'un médaillon de Marat Cette obscure Marie Binet, épousée par Le Carpentier en 1787, prenait des airs de reine. Les spectateurs s'ébahissaient de la voir « saluer avec des petits gestes hautains de sa main gantée ». Elle commandait qu'on allât moins vite, qu'on baissât les glaces, « afin que son peuple la pût voir plus à son aise et qu'elle-même pût bien voir son peuple ». Et, sur l'ordre de la parvenue prononçant le classique « C'est nous qui sont les princesses », le cortège des voitures, en marche derrière la berline, ralentissait. L'ex-premier clerc de Me Corbin La Fosse, trop heureux d'être nommé en 1787 « conseiller commissaire receveur ancien et triennal des deniers des saisies réelles du bailliage et vicomté et autres juridictions de la ville de Valognes, » élu président de la société des Amis de la Constitution en 1789, membre du Conseil général de Valognes en 1790, capitaine de la garde nationale en 1791, administrateur du département de la Manche en juin 1792, député à la Convention au mois de septembre suivant, était fort satisfait de son entrée triomphale. Il écrivit lui-même à la Convention qu'il avait gardé de cette mémorable journée « des impressions délicieuses ». Quelques mois plus tard, par une nuit glaciale de l'automne 1791, deux jeunes filles fuyaient, à peine vêtues, sur la route de Bricquebec, qui bordait le parc de Beaulieu. C'étaient Mlles de Rochemont. Elles cherchent à gagner la cabane qu'elles avaient fait construire, en des temps plus heureux, pour leur amie, la vieille mendiante ; elles l'atteignent, elles frappent à la porte. La porte s'ouvre : leur ancienne pro- |