810 REVUE DES DEUX MONDES. Elles avaient fait construire pour une vieille mendiante, sur le bord de la route qui longeait le parc, une cabane en forme de ruche ; elles apportaient à l'hôtesse de cette demeure rustique les vivres, le linge, mille petits présents. Souvent, avec une curiosité délicieuse, elle s'asseyaient auprès de la bonne femme, qui leur contait des histoires du temps passé et les appelait ses filles. Plus souvent encore, elles se rendaient dans les meilleures maisons de la ville et des environs. La vie mondaine, la politesse, la courtoisie s'étaient répandues dans tout le Royaume. « La noblesse de province, quelque éloignée qu'elle soit de la Cour, constate en 1789 la baronne d'Oberkirch, a toujours quelque habitude des grandes manières, et est à peu près instruite des vicissitudes de la mode et du costume. Les gouverneurs de province reçoivent, les châteaux sont souvent habités par des dames de Versailles, et il y a toujours une fréquentation plus ou moins immédiate. » « Le plus sauvage, dit l'auteur des Origines de la France contemporaine, descend, le chapeau à la main, jusqu'au bas de son perron, pour reconduire ses hôtes et les remercier de la grâce qu'ils lui ont faite. Le plus rustre, auprès d'une femme, retrouve, au fond de sa mémoire, quelques débris de la galanterie chevaleresque. » Un des châteaux que Mlles de Rochemont fréquentaient le plus volontiers était celui « d'une très grande et très honorable famille » : la relation qui nous est confiée, trop discrète, ne la désigne pas plus clairement. Henriette et Louise étaient fort liées avec les deux filles de la maison, âgées comme elles de seize à dix-huit ans. Là, se trouvait admis, au milieu de la noblesse du pays, M. Le Carpentier, un tout jeune homme, premier clerc à Valognes, chez Me Corbin La Fosse. Avantageux et loquace, M. Le Carpentier parut éloquent à l'une des amies de Mlles de Rochemont, si éloquent que M. de Beaulieu vit arriver un matin un vieux domestique du château deX, qui lui apprit, en grand mystère, un drame encore ignoré : M. Le Carpentier venait d'enlever l'une des filles de son maître. M. de Beaulieu recommande la discrétion et la célérité au vieux serviteur et le prie d'aller seller sa jument. Il met deux pistolets d'arçon dans ses fontes, enfourche sa monture, et part. En traversant la place du château, à Valognes, il demande à un homme qui travaillait devant sa maison s'il n'a vu passer per- |